L05 Lettre 5 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Ce caractère est-il celui que manifestent le temps présent et les événements contemporains ? Dans le vaste tableau qu’ils offrent à nos regards je porte tout de suite mon attention sur l’objet qui est le plus en évidence.  L’opinion a, il est vrai, perdu son crédit ; l’arbitraire est démasqué ; bien qu’il soit encore puissant il n’obtient plus artificieusement un renom de dignité ; l’humanité s’est réveillée de son long état d’indolence et d’illusion, et, à une impérieuse majorité, elle exige d’être rétablie dans ses droits imprescriptibles. Mais elle ne l’exige pas seulement ; des deux côtés des frontières elle se lève pour s’emparer par la violence de ce qu’elle estime lui être injustement refusé. L’édifice de l’État de la nature chancelle, ses fondements vermoulus cèdent et une possibilité physique semble donnée de mettre la loi sur le trône, d’honorer enfin l’homme comme une fin et de faire de la vraie liberté la base de l’association politique. Vaine [113] espérance ! il manque la possibilité morale et la générosité de l’heure trouve une génération qui n’est pas prête à l’accueillir. L’homme se peint dans ses actes ; or quelle est la figure dont le drame du temps présent offre l’image ? d’un côté retour à l’état sauvage, de l’autre affaissement des énergies : les deux extrêmes de la dépravation humaine, et tous les deux réunis dans une même époque. Dans les classes inférieures qui sont les plus nombreuses, on voit se manifester des instincts grossiers et anarchiques qui, après que le lien de l’ordre social a été dénoué, se déchaînent et se hâtent avec une indisciplinable frénésie vers leur satisfaction animale. Dans ces conditions il se peut que l’humanité objective ait eu lieu de se plaindre de l’État ; l’humanité subjective doit honorer ses institutions. Peut-on blâmer cet État d’avoir fait abstraction de la dignité de la nature humaine aussi longtemps qu’il s’agissait encore de défendre l’existence de celle-ci ? Peut-on lui reprocher de s’être pressé de disjoindre par des forces de pesanteur et de rapprocher par des forces de cohésion, alors qu’il n’était pas encore possible de penser au principe qu’il met en forme par le dedans ? La décomposition de l’État contient sa justification. La société déréglée, au lieu de s’élever rapidement à la vie organique, retombe dans le monde où règnent les forces élémentaires. D’un autre côté, les classes policées nous donnent le spectacle plus repoussant encore d’un relâchement et d’une dépravation du caractère qui indignent d’autant plus qu’elles ont leur source dans la civilisation elle-même. Je ne sais plus quel philosophe de l’antiquité ou des temps modernes a remarqué que les choses de quelque noblesse sont, quand elles se décomposent, plus hideuses que d’autres ; on vérifiera la justesse de cette observation dans l’ordre moral également. Le fils de la nature devient, quand il s’égare dans les excès, un fou furieux ; le fils de l’art, un être vil. Les lumières de l’Esprit que les classes cultivées se vantent non sans quelque [115] raison de posséder, sont tout compte fait loin de manifester une influence ennoblissante sur les sentiments ; elles consolident bien plutôt la perversion par leurs maximes. Nous nions la nature dans son domaine légitime pour subir sa tyrannie dans l’ordre moral, et tandis que nous résistons à ses impressions, nous acceptons d’elle nos principes. La décence affectée de nos mœurs lui refuse de faire entendre, bien que cela fût pardonnable, la première sa voix, et finalement elle lui concède, dans notre morale matérialiste, la voix ultime et décisive. Au sein de la sociabilité la plus raffinée, l’égoïsme a fondé son système et, sans engendrer en nous un cœur sociable, la société nous impose toutes ses contagions et toutes ses misères. Nous soumettons notre libre jugement à son opinion despotique, notre sentiment à ses usages bizarres, notre volonté à ses séductions ; et ce n’est que vis-à-vis de ses droits sacrés que nous affirmons notre arbitraire. Chez l’homme du monde une orgueilleuse suffisance rétrécit un cœur qui chez l’homme naturel et fruste éprouve souvent encore le battement de la sympathie, et comme dans une ville en feu, chacun ne cherche qu’à sauver de la dévastation ses misérables biens. Ce n’est qu’en abjurant complètement la sensibilité, que l’on croit pouvoir se protéger contre ses aberrations, et la raillerie qui inflige souvent à l’exaltation sentimentale un châtiment salutaire, outrage avec aussi peu de ménagement le plus noble sentiment. La civilisation, bien loin de nous conférer la liberté, ne fait que développer avec chaque force qu’elle cultive en nous, un besoin nouveau ; les liens de la vie physique resserrent leur étreinte d’une manière toujours plus redoutable, tant et si bien que la crainte de perdre étouffe même l’aspiration naturellement ardente à la perfection, et une maxime d’obéissance passive est considérée comme la suprême sagesse de l’existence. Ainsi voit-on l’esprit du temps hésiter entre la perversion et la sauvagerie, entre l’éloignement de la nature et la seule nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et seul l’équilibre du mal lui assigne quelquefois des limites. C'était la lettre 5.