L04 Lettre 4 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Une chose est certaine : seule la prépondérance d’un pareil caractère chez un peuple peut rendre inoffensive une transformation de l’État faite au nom de principes moraux, et seul un pareil caractère peut garantir que cette transformation sera durable. Quand on construit un État moral, on compte sur la loi morale comme sur un ressort agissant, et l’on intègre la volonté libre dans l’ordre de la causalité où toutes choses dépendent les unes des autres avec une nécessité et une constance rigoureuses. Mais nous savons que les déterminations de [103] la volonté humaine demeurent toujours contingentes, et que chez l’être absolu seul la nécessité physique coïncide avec la nécessité morale. Pour que donc l’on puisse compter sur une conduite morale de l’homme avec autant de certitude que sur des effets physiques, il faut que la moralité soit en lui devenue nature et que par ses instincts déjà l’homme soit amené à agir comme seul un caractère moral peut toujours le faire. Or la volonté de l’homme est pleinement libre entre le devoir et l’inclination, et aucun déterminisme physique ne peut et ne doit empiéter sur ce droit royal de sa personne. En conséquence l’homme ne pourra conserver la faculté de choisir et cependant être un chaînon sûr dans la chaîne causale des forces, que si dans le monde des apparences les deux mobiles de l’inclination et du devoir engendrent des effets complètement identiques, et que si, quelle que soit la forme de sa volonté, la matière en demeure la même : il faut donc que ses instincts se trouvent avec sa raison en un accord tel qu’ils soient mûrs pour une législation universelle. Tout individu, peut-on dire, porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme pur et idéal, et la grande tâche de son existence est de se mettre, à travers tous ses changements, en harmonie avec l’immuable unité de celui-ci [1]. Cet homme pur que l’on peut discerner plus ou moins distinctement dans tout individu est représenté par l’État, lequel est la Forme objective et en quelque sorte canonique en laquelle la multiplicité des sujets aspire à se réunir. Or on peut concevoir pour l’homme dans le temps deux manières différentes de coïncider avec l’homme idéal, et par suite aussi pour l’État deux manières de s’affirmer dans les individus : ou bien l’homme pur étouffe l’homme empirique ; l’État supprime les individus ; ou bien l’individu devient État ; l’homme dans le temps, en s’ennoblissant, se hausse à la stature de l’homme idéal. [105] Sans doute un jugement moral étroit ne fait-il pas état de cette différence, car la Raison est satisfaite pourvu que la loi soit observée inconditionnellement. Mais un jugement humainement complet ou le contenu compte autant que la forme et où le sentiment vivant ait à dire son mot, devra prendre davantage cette différence en considération. La Raison certes réclame de l’unité, mais la nature demande de la multiplicité, et l’homme est sollicité par ces deux législations. La loi de l’une et de l’autre est gravée en lui : il a de la première une conscience incorruptible, de la seconde un sentiment indestructible. Aussi la culture apparaitra-t-elle encore imparfaite dans tous les cas où le caractère moral ne peut s’affirmer qu’en sacrifiant le caractère naturel ; et une Constitution sera très incomplète si elle n’est capable de produire l’unité qu’en supprimant la multiplicité. L’État ne doit pas honorer dans les individus seulement leur caractère objectif et générique, mais encore leur caractère subjectif et spécifique et en étendant les bornes du royaume invisible de la moralité il ne doit pas dépeupler celui de l’apparence.   Quand l’artisan porte la main sur une masse amorphe afin de lui donner une forme qui réponde à ses fins, il n’hésite pas à lui faire violence ; car la nature qu’il élabore ne mérite en elle-même aucun respect et ce n’est pas par égard pour les parties qu’il attache de l’importance au tout ; les parties ne lui importent qu’en considération du tout. Quand l’artiste porte la main sur la même masse, il n’a pas davantage scrupule à lui faire violence ; il évite seulement de la laisser paraître. Il n’a pas le moins du monde pour la matière qu’il élabore plus de respect que l’artisan ; il cherche seulement, en lui faisant une concession apparente, à créer une illusion pour l’œil qui prend sous sa protection la liberté de cette matière. Il en va tout autrement de l’artiste en pédagogie et en politique qui fait de l’homme à la fois sa matière et sa fin. Ici la fin réapparaît dans la matière et ce [107] n’est que parce que la totalité sert les parties que celles-ci peuvent accepter de se soumettre à elle. L’artiste homme d’État doit s’approcher de sa matière avec une déférence tout autre que celle dont l’artiste fait montre à l’égard de la sienne ; ce n’est pas seulement subjectivement et pour un effet d’illusion sensible, c’est objectivement et par souci de l’être intérieur qu’il doit ménager sa particularité spécifique et sa personnalité.  Mais précisément parce que l’État doit être un organisme qui se forme par lui-même et pour lui-même, il ne peut devenir une réalité que dans la mesure où les parties se sont élevées à l’Idée du tout et mises en harmonie avec elle. Parce que dans le cœur de ses sujets l’État sert de représentant à l’humanité pure et objective, il devra observer à leur égard le rapport dans lequel ils sont vis-à-vis d’eux-mêmes, et il ne pourra honorer leur humanité subjective que dans la mesure où elle s’est ennoblie en devenant humanité objective. Si l’homme est d’accord avec lui-même, il sauvera sa particularité même en universalisant au suprême degré sa conduite, et l’État sera simplement l’interprète de son bel instinct, la formule plus distincte de sa législation intérieure. Par contre si dans le caractère d’un peuple il subsiste entre l’homme subjectif et l’homme objectif une opposition et une contradiction telles que celui-ci ne puisse triompher qu’en opprimant celui-là, l’État devra lui aussi recourir à la rigoureuse sévérité de la loi, et pour ne pas être victime des citoyens, il devra sans égard fouler aux pieds des individualités qui se sont montrées si rebelles.   Or il y a deux façons pour l’homme d’être en opposition avec lui-même : il peut l’être à la manière d’un sauvage si ses sentiments imposent leur hégémonie à ses principes ; à la manière d’un barbare si ses principes ruinent ses sentiments. Le sauvage méprise l’art et honore la nature comme sa souveraine absolue. Le barbare [109] tourne en dérision et déshonore la nature, mais, plus méprisable que le sauvage, il continue assez souvent à être l’esclave de son esclave. L’homme cultivé fait de la nature son amie et il respecte sa liberté en se contentant de refréner soin arbitraire. Lorsque donc la Raison introduit son unité morale dans la société physique, elle n’a pas le droit de porter atteinte à la multiplicité de la nature. Lorsque la nature aspire à affirmer sa multiplicité dans l’édifice moral de la société, il ne faut pas que l’unité morale en éprouve un dommage quelconque ; la Forme victorieuse est à égale distance de l’uniformité et du désordre. Il faut donc qu’un peuple possède un caractère « total » pour qu’il soit capable et digne d’échanger l’État de la nécessité contre l’État de la liberté. C'était la lettre 4.