L03 Lettre 3 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. La nature ne procède pas à l’égard de l’homme mieux qu’envers ses autres créations – elle commence par agir à sa place là où il ne peut pas encore se comporter en être intelligent et libre. Mais ce qui élève l’homme à l’humanité, c’est précisément de ne pas s’en tenir à ce que la seule nature a fait de lui. Il possède la faculté de revenir sur ses pas pour parcourir à nouveau à la lumière de la raison le chemin par où la nature l’a une première fois fait passer ; il a le pouvoir de transformer l’œuvre de la nécessité en une œuvre de son libre choix et de hausser la nécessité physique à la dignité de nécessité morale. L’homme prend conscience de soi en sortant de l’assoupissement de la vie sensible ; il reconnaît qu’il est homme ; il regarde autour de lui et il se trouve dans l’État. La contrainte des besoins l’y a jeté avant qu’il ait pu par sa liberté choisir cette situation. La nécessité a organisé cet État selon de simples lois naturelles avant qu’il pût lui donner des lois raisonnables. Mais cet État de la nécessité qui n’était né que de sa destination naturelle et ne tenait compte que de celle-ci, ne pouvait pas [95] et ne peut pas donner satisfaction à sa personne morale. Il serait fâcheux pour lui qu’il le pût ! En conséquence, en vertu même de son droit d’homme, il se soustrait à la souveraineté de la nécessité aveugle ; tel, en maint autre domaine, il s’affranchit d’elle par un acte de sa liberté ; tel, pour ne citer qu’un exemple, il efface par sa moralité et ennoblit par de la beauté le caractère vulgaire que le besoin imprime à l’amour des sexes. Ainsi, à l’âge de la maturité, revit-il par une fiction son enfance ; et il conçoit idéalement une situation de nature qui ne lui est à vrai dire donnée par aucune expérience, mais qui résulte nécessairement de sa destination raisonnable ; il s’attribue dans cet état idéal une fin qu’il ne connaissait pas dans la réalité de sa situation naturelle, et une faculté de choisir dont il n’était pas alors capable ; il procède comme s’il recommençait sur nouveaux frais et échangeait par un acte de clair discernement et de libre résolution sa situation d’indépendance contre celle des contrats. L’arbitraire aveugle a beau avoir usé d’artifices nombreux pour fonder solidement son œuvre ; il a beau avoir l’outrecuidante prétention de la maintenir et de l’entourer d’une apparence de respectabilité ; l’homme a le droit, dans l’entreprise qu’il tente, de considérer cette œuvre comme inexistante ; car l’ouvrage de forces aveugles ne possède pas une autorité devant laquelle la Liberté ait à s’incliner, et toutes choses doivent se soumettre à la fin supérieure que dans sa personnalité morale la Raison statue. Ainsi naît et se justifie la tentative d’un peuple devenu majeur de transformer son État de la nature en un État moral. Cet État de la nature (car tel est le nom que l’on peut donner à tout corps politique dont l’organisation primitive est l’œuvre de forces et non de lois) est à vrai dire en contradiction avec l’homme moral qui doit avoir pour principe d’agir conformément à la loi seule ; mais il est à la juste suffisance des besoins de l’homme physique qui ne se donne des lois qu’afin de pouvoir transiger avec certaines forces. Mais l’homme physique est une réalité, [97] tandis que l’homme moral n’a qu’une existence problématique. Si donc la Raison, voulant substituer son État à celui de la nature, abolit, ainsi qu’elle doit nécessairement le faire, ce dernier, elle court le risque de sacrifier l’homme physique, réel, à l’homme moral, problématique ; elle court le risque de sacrifier l’existence de la société à un idéal de société simplement possible (bien que moralement nécessaire). Elle enlève à l’homme une possession réelle, condition de toute autre possession, et pour toute compensation elle l’invite à se tourner vers un bien qu’il pourrait et devrait posséder. Il suffirait qu’elle eût trop compté sur lui, pour que, en spéculant sur une humanité qui lui manque encore et qui, sans compromettre son existence, peut lui manquer, elle lui eût enlevé même les moyens de sa vie animale, sans laquelle pourtant il n’est pas d’humanité. Avant que sa volonté eût eu le temps de se tenir fermement à la loi, elle aurait retiré sous ses pieds l’échelle de la nature. Ce qui donc mérite longue réflexion, c’est que la société physique ne peut pas un seul instant cesser d’exister tandis que la société morale est, dans l’ordre de l’Idée, en train de se constituer ; on n’a pas le droit de mettre, par amour de la dignité humaine, l’existence de la société en péril. Quand l’artisan a besoin de réparer le mécanisme d’une montre, il arrête les rouages ; au contraire le mécanisme vivant de l’État doit être réparé tandis qu’il est en marche et il s’agit de changer la roue qui tourne pendant qu’elle est en mouvement. Il faut donc pour assurer la durée de la société chercher à celle-ci un appui qui la rende indépendante de l’État de la nature que l’on veut dissoudre. Cet appui ne se trouve pas dans le caractère naturel de l’homme, car ce caractère est égoïste et violent et il vise à détruire la société bien plus qu’à la conserver. Cet appui ne se trouve pas davantage dans le caractère moral de l’homme, car ce caractère doit, selon nos prémisses, être d’abord formé, et comme en outre il est libre et qu’il échappe toujours aux regards, le législateur [99] ne peut jamais agir sur lui et ne peut jamais avec certitude compter sur lui. Il s’agirait donc d’enlever au caractère physique son arbitraire et au caractère moral sa liberté ; il s’agirait de mettre celui-là en accord avec des lois et celui-ci dans la dépendance d’impressions ; il s’agirait d’éloigner un peu le premier de la matière et de rapprocher un peu d’elle le second, afin d’engendrer un troisième caractère qui, apparenté aux deux autres, fraierait une voie permettant de passer du royaume des forces à celui des lois, et qui, sans faire obstacle au développement du caractère moral, serait un gage sensible de l’invisible moralité. C'était la lettre 3.