L02 Lettre 2 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Mais ne serait-il pas possible de faire de la liberté que vous m’accordez un meilleur usage que d’attirer votre attention sur le domaine des Beaux-Arts ? N’est-il pas à tout le moins inopportun de songer à constituer un Code pour le monde esthétique à un moment où les questions du monde moral offrent un intérêt beaucoup plus immédiat, et où l’esprit d’investigation philosophique est si instamment requis par les circonstances actuelles de se consacrer à la plus parfaite de toutes les œuvres de l’art, à l’édification d’une vraie liberté politique ?  Je n’aimerais pas vivre à une autre époque ni avoir travaillé pour un autre siècle. On est citoyen de son temps comme on est citoyen d’un État ; et si l’on trouve inconvenant, illicite même de ne pas se conformer aux mœurs et aux habitudes du milieu dans lequel on vit, pourquoi aurait-on moins le devoir, au moment où l’on se dispose à choisir une activité, de prêter l’oreille aux besoins et aux goûts de son siècle ? Or la voix de celui-ci ne paraît nullement s’élever en [89] faveur de l’art ; à tout le moins ne se fait-elle pas entendre en faveur de celui auquel mes recherches vont exclusivement s’appliquer. Le cours des événements a donné à l’esprit du temps une orientation qui menace de l’éloigner toujours plus de l’art idéaliste. Ce dernier a pour devoir de se détacher de la réalité et de se hausser avec une convenable audace au-dessus du besoin ; car l’art est fils de la liberté et il veut que sa règle lui soit prescrite par la nécessité inhérente aux esprits, non par les besoins de la matière. Or maintenant c’est le besoin qui règne en maître et qui courbe l’humanité déchue sous son joug tyrannique. L’utilité est la grande idole de l’époque ; elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière le mérite spirituel de l’art est sans poids ; privé de tout encouragement, celui-ci se retire de la kermesse bruyante du siècle. L’esprit d’investigation philosophique lui-même arrache à l’imagination province après province, et les frontières de l’art se rétrécissent à mesure que la science élargit ses limites.   Le philosophe et l’homme du monde sont dans l’attente. Ils ont les yeux fixés sur le théâtre des événements politiques où le grandiose destin de l’humanité est, croit-on, en train d’être débattu. N’est-ce pas trahir une indifférence blâmable à l’égard du bien de la société que de ne pas participer à cette conversation générale ? Par son contenu et par ses conséquences cet important procès regarde quiconque revendique le nom d’homme ; et par la méthode, il doit intéresser quiconque est animé par une pensée personnelle. Une question à laquelle jusqu’à présent le droit aveugle du plus fort avait seul répondu, est en ce moment, à ce qu’il semble, portée devant le tribunal de la pure Raison ; pour peu que l’individu soit capable de se placer au centre de l’univers et de se hausser au niveau de l’espèce humaine, il a le droit de se considérer comme assesseur de ce tribunal raisonnable, où il est également partie en sa qualité [91] d’homme et de citoyen du monde ; le résultat le concerne. Ce n’est donc pas seulement son affaire individuelle qui va se décider dans cet important procès ; on y prononcera en vertu de lois que, parce qu’il est un esprit raisonnable, il est lui-même capable et qu’il a le droit de dicter. Combien attrayant ne devrait-il pas être pour moi d’aborder l’étude d’un pareil sujet et de le débattre avec un homme qui est un penseur plein d’esprit autant que caractère libéral et citoyen du monde, et d’en confier la solution à un cœur qui se consacre avec un bel enthousiasme au bien de l’humanité ! Quelle agréable surprise ne devrais-je pas éprouver à me rencontrer dans le domaine des Idées avec votre esprit libre de préjugés, et à parvenir au même résultat que vous, en dépit de la différence des lieux où nous vivons et de la distance considérable que les circonstances du monde réel créent nécessairement ! Si je résiste à cette séduisante tentation et si je fais passer la Beauté avant la liberté, je crois pouvoir non seulement excuser cette méthode par une inclination personnelle, mais encore la justifier par des principes. J’espère vous persuader que cette matière est beaucoup plus étrangère au goût du siècle qu’à ses besoins, et que même pour résoudre dans l’expérience le problème politique dont j’ai parlé, la voie à suivre est de considérer d’abord le problème esthétique ; car c’est par la beauté que l’on s’achemine à la liberté. C’est là une démonstration qui ne peut pas être menée sans que je vous rappelle les principes que d’une manière générale la Raison prend pour guides quand elle édicte une législation politique. C'était la lettre 2.