L00 Sommaires Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. SOMMAIRE L.1. § 1. – Schiller entreprend d’exposer les résultats auxquels l’ont conduit ses recherches en matière d’esthétique. 2. – Sa liberté d’esprit est entière. Il n’est inféodé à aucune École. 3-4-5. – Son esthétique repose cependant sur des principes kantiens. Mais il souhaite que le destinataire des Lettres (il s’agit du duc d’Augustenburg) puisse se reconnaître dans ce qu’il dira, car il voudrait n’énoncer que des vérités qui soient d’accord avec le sentiment de tous les hommes. – Il redoute que la forme technique qu’il a donnée à ses idées ne les dissimule au sentiment commun. SOMMAIRE L.2. §§ 1 et 2. – N’est-il pas inopportun de s’occuper d’esthétique à un moment où les circonstances invitent le philosophe à résoudre le problème de la liberté politique ? 3. – Le siècle paraît étranger aux préoccupations de l’art. Le besoin règne en maître. L’utilité est l’idole de l’époque. 4. – C’est devant le tribunal de la pure raison que les hommes ont entrepris de débattre le destin de l’humanité. 5. – Néanmoins Schiller considérera d’abord le problème de la beauté, car il estime que c’est par l’esthétique que le problème politique pourra être résolu ; c est par la beauté que l’homme sera conduit à la liberté. SOMMAIRE L.3 § 1. – L’homme ne dépasse ce que la nature a fait de lui et il ne se hausse à l’humanité que par l’usage de la raison. 2. – Tout peuple devenu majeur ne peut plus se satisfaire de l’État primitif – Notstaat – qui était régi par la seule nécessité de lois naturelles. Il entreprend de transformer cet État né de la nécessité en un État de la raison – Vernunftstaat. 3. – L’État primitif assurait l’existence de l’homme et de la société. On risque donc en le supprimant de mettre en péril celle existence. 4. – Il importe par suite de ne pas l’abolir trop vite et de procurer à la société, tandis qu’on instaure l’État de la raison, un appui qui la rende indépendante de l’État primitif. 5. – Cet appui ne peut être trouvé que dans les individus et dans leur caractère transformé ; il s’agit de créer en eux un caractère nouveau qui ne soit ni celui de la nature, car il est arbitraire, ni celui de l’homme moral, car on ne peut, parce qu’il est libre, pas compter sur lui. SOMMAIRE L.4 § 1. – Seuls des caractères nouveaux, ceux d’hommes agissant avec toute leur humanité tant sensible que rationnelle, pourront être garants de la durée de l’État raisonnable. Cet État ne saurait en effet exister que le jour où les individus, qui sont par définition libres entre l’inclination et le devoir, se décideront toujours conformément au devoir ; et ils ne se décideront toujours conformément au devoir que lorsque, parce que leurs inclinations se seront ennoblies et se seront mises d’accord avec la raison, ils agiront selon la raison, même quand ils choisiront d’agir par inclination. Ils seront alors en toutes circonstances des membres sûrs de l’État. 2. – L’État de la raison doit incarner l’homme idéal que tout individu porte en lui à titre de tendance. Or l’individu peut s’élever à la stature de l’homme idéal soit en étouffant ses tendances empiriques, soit en les ennoblissant. On peut concevoir par suite deux espèces d’États de la raison : celui qui incarne l’homme idéal en supprimant l’individu empirique et celui qui incarne l’homme idéal en respectant le caractère spécifique des individus dans la mesure où ils l’ont ennobli. 3. – Il faut préférer la deuxième manière d’être moral et il faut de même entre les deux espèces d’États raisonnables possibles donner la préférence au second. L’homme est plus parfait quand il affirme son caractère moral sans sacrifier son caractère naturel. L’État est plus parfait s’il honore le caractère subjectif des individus et réalise l’unité sans supprimer la multiplicité. 4. – Le pédagogue et le politique, ayant affaire à l’homme qui est une fin autant qu’une matière, doivent le traiter avec respect ; ils doivent ménager sa particularité spécifique autant que sa personnalité. A cette condition seulement les individus pourront accepter de se soumettre à la collectivité. 5. – Mais l’État ne saurait honorer l’humanité subjective des individus que dans la mesure où celle-ci s’est ennoblie. Dans le cas contraire l’État ne devra pas hésiter à user de contrainte vis-à-vis d’individualités dont il pourrait être victime. Lorsque l’État peut respecter les individus comme des fins, il n’existe pas seulement par eux ; il existe encore pour eux. Il y a réciprocité d’action entre eux et lui. L’État est l’État organique. 6. – Des hommes qui n’ont pas ennobli leur caractère empirique sont en opposition avec eux-mêmes. Ils peuvent l’être de deux façons : comme des sauvages si leurs sentiments sont plus forts que leurs principes, comme des barbares si leurs principes ruinent leurs sentiments. 7. – Seul l’homme « total » en qui l’unité de la raison s’allie à la multiplicité de la nature, sera capable et digne d’échanger l’État né de la nécessité contre celui de la liberté. SOMMAIRE L.5 § 1. – Le caractère « total » est-il celui des hommes du dix-huitième siècle finissant ? 2. – L’humanité revendique ses droits imprescriptibles et n’hésite pas à recourir à la violence pour les faire triompher. On pourrait croire que la liberté va enfin devenir le fondement de l’État et que l’homme y sera honoré comme une fin Mais on s’aperçoit que notre génération n’est pas moralement prête pour l’État de la raison. 3. – Les hommes de cette génération donnent le spectacle soit d’un retour à l’état sauvage, soit d’un affaissement de l’énergie morale. 4. – Le retour à la sauvagerie, on le constate dans les classes inférieures chez qui tous les instincts primitifs sont déchaînés. On ne peut pas en vouloir à l’État de recourir à des contraintes qui font abstraction de la dignité humaine ; il s’agit de sauvegarder l’existence même de la société qui est en voie de décomposition. 5. - D’autre part dans les classes supérieures, les lumières de l’esprit ont conduit au relâchement de l’énergie et à la dépravation morale : on nie les droits de la nature dans ce qu’ils ont de légitime et les principes ruinent ainsi les sentiments ; mais on constitue une morale qui justifie les revendications de l’égoïsme et du matérialisme et qui fait de la nature l’ultime législatrice des mœurs. SOMMAIRE L.6 § 1. – Le reproche de s’éloigner de la, nature ne peut-il pas être adressé, autant qu’aux modernes, à tous les peuples en train de se civiliser ? 2. – Il y a eu au moins un peuple hautement civilisé, le peuple grec, qui sut cultiver toutes les qualités de l’esprit sans s’écarter de la nature. 3. – Tandis que chez les modernes chaque individu ne développe qu’une seule de ses facultés et n’est qu’un fragment d’humanité, il n’y avait chez les Grecs pas encore scission entre les sens et l’esprit, entre la nature et la raison. 4. – Aucun moderne ne saurait par suite disputer à un Athénien la palme de l’humanité. 5. – La nature qui réunit tout imposait sa forme à l’humanité grecque ; l’entendement qui dissocie tout impose sa forme à l’humanité moderne. 6. – Chez les modernes, la civilisation et la science ont dissocié l’unité de la nature humaine en obligeant chaque faculté à se confiner dans l’activité qui lui est propre. 7. – L’esprit des gouvernements et l’organisation des États ont eu le même effet. Chez les modernes l’individu n’est qu’une pièce du mécanisme de l’État. Il ne lui est rattaché que par sa profession. 8. – L’État jaloux de posséder exclusivement les membres de la communauté fait de la fonction sociale et de la perfection avec laquelle elle est accomplie, le critère de l’homme. 9. – Les individus ne sont pour l’État qu’une abstraction, et les individus se sentent étrangers à un État qui tient si peu compte de leur réalité concrète. 10. – Dans un monde qui s’est éloigné de la nature, l’esprit spéculatif est devenu étranger à la réalité sensible ; il n’aperçoit plus les choses particulières ; il sacrifie la matière à la forme. De son côté l’esprit pratique est incapable d’apercevoir la totalité du réel, car il est confiné dans une expérience étroite et il juge d’après elle toute expérience en général. En outre l’abus de l’entendement refroidit l’imagination, et par suite la sensibilité, car celle-ci dépend de l’imagination. 11. – Cependant la fragmentation intérieure a favorisé le progrès ; celui-ci n’était en effet possible que si les hommes, renonçant à la totalité, s’engageaient dans les voies de l’analyse qui conduit à plus de clarté. 12. – Les facultés multiples de l’homme ne pouvaient se développer qu’en s’isolant et en entrant en conflit les unes avec les autres. L’antagonisme qui les oppose les oblige à déployer toutes les virtualités qui sont en elles. 13. – Ainsi une activité unilatérale des forces qui est une erreur pour l’individu, mène l’espèce à la vérité. Elle permet une concentration de l’énergie et une tension de l’effort qui a permis les découvertes les plus exceptionnelles de l’esprit humain. 14. – Mais la raison affirme qu’une humanité heureuse et parfaite sera celle qui cultivera harmonieusement toutes ses forces. 15. – Il y a ainsi conflit entre la nature qui tend au progrès par le sacrifice de la totalité et la raison qui essaie de sauver cette totalité. Il doit être en notre pouvoir de résoudre ce conflit et de réconcilier nature et civilisation en restaurant en nous la totalité. SOMMAIRE L.7 § 1. – Les individus ne pourront transformer l’État né de la nécessité en État raisonnable et être les garants de la réalité de celui-ci que lorsqu’ils auront supprimé leur déchirement intérieur et rétabli leur totalité humaine. 2. – Aussi longtemps que l’opposition des instincts subsiste en eux, il serait dangereux de favoriser chez les uns (chez qui il y a déchaînement de la vie sensible) leur tendance naturelle à la multiplicité en leur octroyant la liberté politique, car ils feraient de celle-ci un abus anarchique. D’autre part il serait périlleux de soumettre les autres (chez qui il y a indigence sensible) à l’unité d’une législation commune à tous, car cette unité étoufferait en eux les derniers restes de spontanéité sensible. 3. – La première tâche doit donc consister à soustraire les uns à la violence de la nature qui fait d’eux des sauvages, à ramener les autres à la plénitude et à la vérité de la nature dont ils se sont écartés. Il y a là du travail pour plus d’un siècle. En attendant mainte réforme de détail pourra réussir, mais dans l’ensemble les hommes continueront à se mettre en contradiction avec le précepte qui les invite à réaliser la totalité humaine. Alors par peur des excès de la liberté l’on se jettera dans les bras de la servitude, tandis que d’un autre côté, la tutelle des lois paraissant insupportable, des révolutionnaires s’évaderont, au nom de la dignité humaine, dans l’anarchie. Finalement la force interviendra pour régler le prétendu désaccord des principes. SOMMAIRE L.8 § 1. – La philosophie doit-elle donc dans l’ordre de la politique renoncer à faire triompher ses idéals ? 2. – Non, mais elle ne peut pas engager elle-même la lutte contre l’égoïsme qui engendre le désordre social. 3. – Contre une force elle ne peut agir qu’en devenant force, qu’en déléguant, pour la représenter dans le monde sensible, un instinct. 4. – La Raison a au dix-huitième siècle remporté plus d’une victoire en éclairant les esprits. Comment expliquer que, dans l’ordre de la politique, les hommes se laissent encore mener par des préjugés ? 5. – Il en va ainsi parce qu’ils n’ont pas le courage de mettre en pratique les vérités qu’ils aperçoivent. 6. – Ils n’ont pas l’audace d’être sages. La lutte pour la vie absorbe trop complètement la plupart des hommes pour leur laisser la force de lutter contre l’erreur. D’autres qui sont affranchis du joug des besoins, préfèrent délibérément le crépuscule de concepts obscurs parce qu’ils aiment à vivre d’illusions. 7. – La lumière de l’intelligence doit agir sur le caractère ; elle part même dans une certaine mesure du caractère. Le besoin le plus urgent de l’époque est donc l’ennoblissement des caractères. SOMMAIRE L.9 §§ 1 et 2. – Toute amélioration politique doit partir d’un ennoblissement des caractères. Mais comment les caractères s’ennobliraient-ils s’ils ne subissent d’autre influence que celle d’une constitution politique barbare ? L’instrument de l’amélioration des caractères ne peut être que l’art. 3. – L’art, comme la vérité, échappe à toute action du législateur politique. 4. – L’artiste a le droit de puiser sa matière dans la réalité de son temps ; mais il doit lui imposer une forme qu’il aura prise à un pays et à une époque plus nobles, à l’antiquité grecque. Ou même il empruntera à l’unité absolue de son être spirituel. Les images de la beauté sauvent et conservent la dignité humaine et la vérité ; l’art noble survit à la nature noble et il est capable de susciter une nouvelle nature noble. 5. – L’artiste se préservera des perversions de son temps, en méprisant son jugement. Il aura les yeux fixés sur l’idéal ; il le fera surgir de l’alliance du possible et du nécessaire et il en mettra l’empreinte dans toutes ses œuvres et dans tous ses actes. 6. – L’instinct de création prétend chez l’homme d’action se passer de l’intermédiaire de l’art ; le pur instinct moral aspire à faire passer immédiatement l’absolu dans le réel. 7. – Mais il est seulement possible d’engager le monde dans la direction du bien. Pour cela il s’agit d’éduquer d’abord le sens de la vérité dans le silence de son cœur, puis de le manifester dans la beauté afin que la pensée ne soit pas seule à la concevoir et que les sens perçoivent en même temps sa figure. Il s’agit d’ennoblir ses contemporains en s’adressant à leur goût ; à cette fin on les entourera de formes nobles, symboles de toute excellence. Ainsi l’apparence triomphera-t-elle de la réalité et l’art de la nature. SOMMAIRE L.10 § 1. – Si comme Schiller l’a montré dans les lettres précédentes, les hommes modernes sont tombés dans les extrêmes soit de la sauvagerie, soit du relâchement moral, et si la beauté doit les guérir de ces deux excès, comment y réussira-t-elle ? comment pourra-t-elle remédier à la fois à deux maux contradictoires ? 2 à 5. – D’aucuns affirment que la culture esthétique élève les mœurs et les caractères. Mais d’autres dénigrent la beauté. Ils considèrent tous les avantages de la forme comme des séductions et des mensonges qui, dans les œuvres des poètes par exemple, peuvent inciter à négliger la vérité et la moralité pour l’apparence. L’histoire d’Athènes, de Sparte, de Rome, etc. semble attester que les mœurs belles ne vont en général pas de pair avec les mœurs bonnes, ni la culture esthétique avec la liberté politique et la vertu civique. 6. – Mais la question de savoir si la beauté peut exercer une influence heureuse sur les mœurs, peut-elle être résolue en faisant appel à l’expérience ? La beauté dont Schiller a affirmé qu’elle cultive les hommes est-elle la même que celle dont l’histoire semble prouver qu’elle n’affine qu’en énervant ? On ne peut répondre à ces interrogations qu’en invoquant un concept de beauté qui est supérieur à l’expérience et qui permettra de discerner si ce que dans l’expérience on appelle beau, peut à bon droit porter ce nom. 7. – Ce concept, s’il existe, doit être recherché par l’abstraction, être déduit des possibilités de la nature sensible et raisonnable de l’homme, et apparaitre comme une condition nécessaire de l’humanité. C’est donc au pur concept d’humanité qu’il s’agit de s’élever en s’efforçant de découvrir ce qu’il y a de permanent et d’absolu dans les états isolés et les manifestations changeantes des individus. SOMMAIRE L.11 §§ 1 à 4. – L’abstraction conduit à distinguer chez l’homme sa personnalité qui demeure et ses états qui changent. L’état ne peut pas se fonder sur la personnalité, ni la personnalité sur l’état. La personnalité n’est fondée que sur elle-même ; le moi est existence absolue et libre. Les états de l’homme qui sent, pense et veut, sont fondés sur quelque chose qui existe en dehors de lui. Ils dépendent du temps. 5 et 6. – C’est grâce au temps que le moi devient un être déterminé et que par la succession de ses représentations il se saisit comme phénomène. D’autre part sa personnalité, c’est-à-dire son moi, assiste immuable aux changements de son être phénoménal qui reçoit par la perception la matière de son activité ; le rôle du moi est de transformer ses perceptions en expériences. L’homme n’existe donc qu’à la fois par le changement et par l’immutabilité. L’homme achevé est celui qui parmi les fluctuations du temps demeure identique à lui-même. 7. – Ainsi l’homme, grâce à la tendance de son être phénoménal, actualise progressivement toutes ses virtualités, tandis que grâce à la tendance de son moi absolu, il leur impose son unité et sa nécessité. Il est engagé dans un devenir qui sans pouvoir prétendre parvenir jamais à l’être divin, tend cependant indéfiniment vers celui-ci, car l’être divin est à la fois riche de tout le possible et unité absolue de toute réalité. C’est donc dans ses sens qu’un chemin vers l’être divin est ouvert à l’homme. 8. – Aussi longtemps que la personnalité de l’homme n’a pas d’intuition sensible et ne sent pas, elle n’est que virtualité et forme vides, disposition à actualiser le possible. D’autre part aussi longtemps que l’homme n’est que sensibilité et désir, il n’est que monde et matière ; il est incapable de lier la matière à son moi. En conséquence, pour n’être pas seulement virtualité, il faut que l’homme procure réalité à sa forme ; ce qu’il fera en créant le temps et la multiplicité ; d’autre part pour n’être pas simplement matière, il faut qu’il mette la réalité en forme ; ce qu’il fera en supprimant le temps et en soumettant la multiplicité du monde à l’unité de son moi. 9. – L’homme doit donc obéir aux deux exigences opposées qui découlent de sa nature sensible et raisonnable : il donnera satisfaction à sa tendance à la réalité absolue en extériorisant toutes ses virtualités, et à sa tendance à la forme absolue en introduisant de l’unité dans tous ses changements. SOMMAIRE L.12 § 1. – Il y a en l’homme deux instincts, dont l’un le pousse à rendre actuel ce qui en lui est nécessaire, tandis que l’autre le presse de soumettre à la loi de la nécessité ce qui existe hors de lui. Le premier de ces instincts est l’instinct sensible, il a pour rôle d’insérer l’homme dans les limites du temps et de le transformer en matière. Comme la matière n’est que la réalité qui remplit le temps, l’exigence de l’instinct sensible est que l’homme ait des sensations. 2. – Comme tout ce qui existe dans le temps est successif, une réalité exclut par sa seule existence toute autre existence. En conséquence l’homme quand il est dominé par l’instinct sensible, n’est qu’un moment rempli de contenu ; il n’est que sa sensation actuelle ; à vrai dire il n’existe pas, car sa personnalité est abolie. 3. – L’instinct sensible a pour domaine toute la vie de l’homme en tant qu’il est être fini ; cet instinct éveille les virtualités de l’homme et les amène à se déployer. Mais il attache l’esprit au monde des sens et le rappelle à la réalité chaque fois qu’il entreprend d’explorer l’infini. En ce sens il empêche le plein achèvement de l’homme. 4. – L’instinct formel a sa source dans l’existence absolue de l’homme, dans sa nature raisonnable ; il pousse la personnalité à s’affirmer libre et immuable, quels que soient les changements de ses états ; il supprime le temps ; il aspire à rendre toute réalité éternelle el nécessaire ; en bref il réclame la vérité et le bien. 5. – En conséquence il édicte pour les jugements de connaissance et pour l’action, les lois universelles et éternelles. 6. – Il élève ainsi l’homme au dessus de son indigence individuelle, au-dessus du temps, jusqu’à la stature de l’espèce. SOMMAIRE L.13 § 1. – Il y a entre les deux instincts sensible et raisonnable une opposition primitive et radicale, puisque le premier exige le changement et le second l’immutabilité. Dans ces conditions l’unité de la nature humaine est-elle possible ? 2. – Oui, car si les tendances des deux instincts sont antagonistes, leurs domaines sont nettement distincts. Ils ne peuvent en conséquence se heurter que s’ils outrepassent leurs sphères respectives. Le rôle de la culture est d’assurer les frontières de chacun d’eux : contre les empiétements de la liberté, elle protègera la vie sensible en développant celle-ci ; contre l’envahissement par les sensations, elle défendra la faculté raisonnable en la développant elle aussi. 3. – On cultivera la vie sensible en lui procurant les conforts les plus nombreux possibles avec le monde, c’est-à-dire en la soumettant le plus possible au changement. On développera la personnalité en rendant l’activité de la raison aussi intense que possible et en assurant son autonomie à l’égard de la faculté sensible. L’homme idéalement cultivé sera donc celui qui associera à une plénitude d’existence qui varie au contact du monde, une liberté de la personnalité qui impose l’unité de sa raison à l’infini des phénomènes de l’univers. 4. – Par contre l’homme peut manquer sa destinée de deux façons : d’une part s’il permet à son instinct sensible d’empiéter sur le domaine de l’instinct raisonnable et s’il le laisse ainsi transformer son pouvoir de réceptivité en pouvoir de décision ; d’autre part s’il permet à son instinct raisonnable d’envahir le domaine de l’instinct sensible et s’il laisse ainsi sa puissance de détermination autonome supplanter le pouvoir de réceptivité de ce dernier. Dans les deux cas l’homme aboutit au néant. 5. – En effet si la sensibilité joue le rôle de législatrice et si le monde en devenant puissance étouffe la personnalité, l’homme cesse d’exister, car le changement exige un principe permanent. De même si l’instinct formel se substitue à l’instinct sensible et si la personnalité supplante le monde, l’homme cesse d’exister, car la permanence réclame le changement et la suppression de l’état entraîne celle de la personnalité autonome. 6. – Les deux instincts ont donc besoin d’être limités, – ou, si on les conçoit comme des énergies, détendus ; – mais la limitation ou la détente de chacun des instincts ne doit en aucun cas résulter de leur faiblesse. L’instinct sensible doit être limité ou détendu non par sa propre impuissance, mais par un acte de la liberté morale qui maîtrise le tempérament au profit de l’esprit. L’instinct formel doit dire limité et défendu non par sa paresse à penser ou à vouloir, mais par une abondance de sensations qui résiste à l’envahissement de l’esprit. En bref, c’est l’un par l’autre que les deux instincts doivent dire maintenus dans leurs justes frontières. SOMMAIRE L.14 §§ 1 et 2. – La réciprocité d’action par laquelle chacun des deux instincts fonde et limite l’activité de l’autre n’est qu’un idéal de la raison, un infini dont l’homme pourra, sans l’atteindre jamais, s’approcher toujours plus, à mesure qu’il réalisera plus parfaitement l’idée de son humanité. L’homme ne pourrait avoir l’intuition complète de son humanité que s’il était des cas où il sentît pleinement son existence temporelle et où il eût en même temps pleine conscience de sa liberté. L’objet qui lui procurerait celle intuition serait un symbole de sa destinée réalisée et une représentation de l’infini. 3 et 4. – Cet objet éveillerait en lui un nouvel instinct, qu’on peut appeler instinct de jeu, dans lequel les deux autres coopéreraient et agiraient de concert. L’instinct de jeu concilierait le devenir et l’être absolu, le changement et l’identité. Il serait pour recevoir les apports du monde extérieur dans la disposition où l’instinct formel eût engendré, et, pour les déterminer librement, dans la disposition où l’instinct sensible tend à recevoir. 5 et 6. – L’instinct sensible, quand il agit seul, exerce sur l’être une contrainte sensible et il abandonne à la contingence notre complexion morale ; l’instinct formel, quand il agit seul, exerce sur l’âme une contrainte morale et il abandonne à la contingence notre complexion sensible. Dans les deux cas notre âme n’est pas libre et il dépend du hasard que notre bonheur et notre perfection coïncident. – L’instinct de jeu, dans lequel les deux instincts sensible et formel agissent de concert, supprimerait les contraintes qui résultent de l’action isolée de chacun d’eux, et il abolirait du même coup les états de contingence corrélatifs de ces deux contraintes. Il rendrait l’âme libre. Il mettrait de la forme dans la matière et de la matière dans la forme. Il accorderait les sentiments avec les idées de la raison et réconcilierait les lois de la raison avec l’intérêt des sens. Il ferait coïncider notre perfection et notre bonheur. SOMMAIRE L.15 §§ 1 à 3. – Suite des déductions précédentes. L’objet de l’instinct sensible, c’est la vie. L’objet de l’instinct formel, c’est la forme. L’objet de l’instinct de jeu sera la forme vivante ou la beauté. Il aura forme vivante dans tous les objets possédant les qualités esthétiques que nous appelons belles. Chaque fois qu’un objet possédera ces qualités, sa forme vivra dans notre sentiment et sa vie prendra forme dans notre entendement. 4. – Si la vie et la forme sont les éléments constitutifs de la beauté, il n’en résulte pas que ce mélange de fini et d’infini soit intelligible ; il est insondable par l’esprit et inexplicable par l’expérience. Il est exigé par la raison parce que celle-ci, en vertu de son essence, réclame la perfection. La raison statue : une humanité doit exister dans laquelle l’instinct sensible et l’instinct formel se fondent en l’instinct de jeu ; en conséquence elle proclame qu’une beauté doit exister pour que l’instinct de jeu ait un objet. 5. – La beauté n’est donc pas seulement vie, bien que cela ait été affirmé par certains philosophes, ni seulement forme, bien que d’autres l’aient assuré. Dire qu’elle est l’objet de l’instinct de jeu, c’est prendre le mot jeu dans son sens normal d’absence de contrainte. L’âme qui contemple la beauté échappe à la contrainte tant de la loi que du besoin, car elle est partagée entre eux. 6 et 7. – N’est-ce pas déprécier la beauté que de la réduire à n’être qu’un jeu ? Non, puisque l’homme n’est un dire complet que dans les moments où, parce qu’il joue, ses deux natures sont simultanément actives. On confère bien plutôt à la beauté une dignité supérieure en constatant qu’en face de la beauté l’homme joue, tandis qu’il prend seulement au sérieux l’agréable, le bien et la perfection. Il s’agit au reste ici d’une beauté idéale qui n’existe pas dans la réalité et d’un instinct de jeu idéal, supérieur à tous les jeux réels. 8. – L’histoire atteste que les figures idéales de la beauté ont été conçues par des peuples qui pratiquaient de nobles jeux. Et la raison proclame : l’homme ne doit que jouer avec la beauté et il ne doit jouer qu’avec la beauté. 9. – L’homme ne joue en effet que lorsqu’il est pleinement homme et il n’est tout à fait homme que lorsqu’il joue. Les artistes grecs ont observé ces principes, ainsi que le prouvent les statues des dieux ; ils ont effacé de leur visage les traits de contrainte physique et spirituelle ; ou ils les ont intimement associés. Ils leur ont ainsi donné une expression de liberté, c’est-à-dire de jeu. SOMMAIRE L.16 § 1. – Si la beauté, association et équilibre parfaits de réalité et de forme, est un idéal inaccessible dans l’expérience, on constate que dans celle-ci l’un des deux éléments l’emporte toujours sur l’autre, et il y a deux beautés différentes selon que prédominera la réalité ou la forme. 2. – La beauté idéale doit avoir un effet à la fois apaisant et énergique. En maintenant les deux instincts l’un par l’autre dans leurs limites respectives, elle les détend également : elle apaise. D’autre part, elle leur laisse une liberté égale ; elle les tend donc également, elle procure de la force. – Mais comme l’effet à la fois apaisant et énergique de la beauté idéale suppose entre la réalité et la forme une parfaite réciprocité d’action qui n’existe pas dans l’expérience, les deux beautés réelles n’exerceront que l’un ou l’autre des deux effets de la beauté idéale. Il y aura une beauté apaisante et une beauté énergique, aucune d’elles n’étant donc capable d’assurer à l’homme tous les biens qui sont la fin de la culture esthétique. 3. – La beauté énergique ne peut pas abolir en l’homme tout reste de sauvagerie et de dureté ; elle tend en effet l’âme aussi bien au physique qu’au moral ; elle procure un accroissement de force à notre vie physique, au lieu de fortifier seulement notre nature morale. De même la beauté apaisante ne peut pas guérir l’homme d’un reste de mollesse et d’énervement ; elle détend en effet l’âme aussi bien au physique qu’au moral ; par suite en diminuant la violence des passions elle brise aussi la vigueur des sentiments et affaiblit l’énergie morale. En conséquence chacune des deux beautés répondra à des besoins différents : la beauté apaisante sera un besoin pour l’individu qui subit la contrainte de la matière ou des idées, et la beauté énergique sera un besoin pour l’individu détendu physiquement ou moralement. 4. – Ainsi se trouve résolue la contradiction précédemment signalée (Lettre 10) entre ceux qui affirmaient que la beauté est toujours créatrice d’énergie morale et ceux qui l’accusaient de toujours affaiblir. Les uns et les autres affirmaient de la beauté en général ce qui n’était vrai que de l’une de ses espèces. 5. – Schiller annonce que dans la suite de ses développements il considérera les effets de la beauté apaisante sur l’homme tendu et ceux de la beauté énergique sur l’homme détendu et qu’il s’élèvera ensuite au concept de beauté idéale. SOMMAIRE L.17 §§1 et 2. – L’homme réel est limité par les circonstances extérieures et par l’usage contingent qu’il fait de sa liberté. Mais il résulte de l’idée de l’homme que les limitations qu’il peut subir dans la réalité ne sont possibles que dans deux directions : puisque sa perfection consiste en une harmonieuse vigueur de ses forces sensibles et spirituelles, il ne pourra manquer à cette perfection que par défaut d’harmonie ou manque de vigueur ; or l’homme dénué d’harmonie est un homme tendu par l’activité unilatérale de telle ou telle de ses forces, et l’homme dénué de vigueur est un homme détendu par suite d’un relâchement uniforme de ses forces sensibles et spirituelles. Le rôle de la beauté sera de supprimer ces deux limitations opposées en rétablissant l’harmonie chez l’homme tendu et en rendant à l’homme détendu la vigueur. 3. – Dans la réalité la beauté ne se montrera jamais dans sa perfection idéale ; elle n’apparaîtra jamais comme un genre pur ; elle ne se manifestera que comme espèce particulière, sous deux formes limitées. 4. – La beauté apaisante est faite pour une âme tendue, c’est-à-dire pour une âme qui est contrainte unilatéralement soit par des sentiments, soit par des idées. Elle rendra la liberté à l’homme dominé et tendu affectivement, en agissant sur lui par sa forme, et elle rendra la liberté à l’homme tendu spirituellement, en agissant sur lui par sa matière et en lui conférant de la force sensible, 5. – Pour comprendre comment la beauté peut supprimer la double tension de l’homme, il y a lieu de scruter dans l’âme humaine les origines de l’action qu’elle exerce ainsi. SOMMAIRE L.18 §§ 1 à 3. – Si l’expérience révèle que la beauté, en amenant l’homme sensible à la pensée et l’homme spirituel au monde des sens, met l’homme dans un état intermédiaire entre la sensibilité et la pensée, cette expérience semble contredite par la raison qui affirme que la distance entre la sensibilité et la pensée est infinie et qu’aucun état intermédiaire ne saurait la combler. 4. – En vue de résoudre celle contradiction, Schiller annonce que dans les Lettres suivantes il analysera d’abord dans toute sa rigueur l’opposition qui existe entre les deux états contradictoires de la sensibilité et de la pensée, et qu’il montrera ensuite comment sous l’action de la beauté ces deux états se fondent en un troisième où ils disparaissent entièrement. Schiller pense fonder ainsi une esthétique qui échappera aux difficultés auxquelles se sont heurtés tant les philosophes sensualistes que les intellectualistes. SOMMAIRE L.19 § 1. – Il y a chez l’homme deux états de déterminabilité, dont l’un est passif et l’autre actif, et deux états de détermination, dont l’un est passif et l’autre actif. 2. – L’état primitif de l’esprit humain est celui d’une déterminabilité illimitée, c’est-à-dire d’une indétermination qui est un infini vide, une pure virtualité. 3. – De cet état l’esprit passe à celui de détermination en recevant du dehors une impression sensible qui donne naissance à une représentation. La virtualité acquiert ainsi un contenu, mais elle cesse en même temps d’être illimitée. L’homme ne parvient à la réalité que par des limites, à l’affirmation que par la négation, à la détermination que par la suppression de sa libre déterminabilité. 4. – L’exclusion et la négation ne peuvent toutefois engendrer une réalité que si on les rapporte à quelque chose de positif, que si on les oppose à quelque chose d’absolu. 5. – En ce sens il est vrai de dire que si l’on ne parvient à l’illimité que par la limite, on ne parvient aussi à la limite que par l’illimité, à un lieu précis que par l’espace, à un instant précis que par le temps. L’acte par lequel l’esprit rapporte sa sensation à quelque chose d’absolu (la vérité ou le droit) s’appelle la pensée. 6. – Cet acte est l’acte immédiat d’une faculté autonome et absolue. La beauté ne peut donc pas ménager un passage de la sensibilité à la pensée en aidant la faculté autonome à penser, – ce serait contradictoire, – mais en procurant à la faculté pensante la liberté de se manifester conformément à ses propres lois. 7. – Ce n’est pas à dire que la liberté de l’âme puisse être entravée, puisque la faculté pensante a été proclamée autonome. Les passions elles-mêmes n’ont pas le pouvoir d’étouffer la liberté de l’âme ; elles ne prennent une action prépondérante que sur des esprits qui sont naturellement faibles. 8. – D’autre part, et c’est là une deuxième objection, si l’âme est autonome, capable par suite de trouver en elle des mobiles soit d’activité soit d’inactivité, ne faut-il pas admettre qu’elle est divisée, en opposition avec elle-même ? 9. – Schiller répond 1° que sur le plan d’une philosophie transcendantale qui est celui où il se place, il suffit de constater que s’il n’y avait pas chez l’homme fini activité et passivité, tendance vers la forme absolue et tendance vers la matière, l’expérience ne serait pas possible, puisque l’esprit fini ne parvient à l’absolu que par des limites ; 2° que la présence en l’homme de deux instincts divergents ne contredit pas la notion d’unité de l’esprit, pourvu que l’on distingue d’une part ces deux instincts et d’autre part l’esprit lui-même qui n’est ni sensibilité ni raison et qui ne doit pas dire considéré comme actif dans les cas seulement où son activité coïncide avec la raison. 10. – L’esprit agissant comme volonté affirme une pleine liberté à l’égard de ses deux instincts opposés, tandis qu’aucun d’eux ne peut se comporter comme tout-puissant à l’égard de l’autre. 11 et 12. – Tout se passe d’abord en l’homme selon une loi de nécessité : la nécessité extérieure de la sensation fait faire à l’homme l’expérience de son existence dans le temps ; puis une nécessité intérieure lui fait faire, à l’occasion de la sensation, l’expérience de son existence absolue, ou personnalité, qui impose à ses connaissances et à son action l’unité de ses concepts. C’est avec nécessité aussi que l’instinct sensible et l’instinct raisonnable prennent naissance, le premier en même temps que son expérience de l’existence, le second en même temps que son expérience de la loi. Mais à partir du moment où ses deux instincts contraires sont simultanément actifs en lui, ils cessent d’exercer leur contrainte ; la liberté naît et il appartient à l’homme d’affirmer son humanité. SOMMAIRE L.20 §1 – Si la pensée autonome échappe par définition à toute action qui pourrait l’engendrer, elle a pourtant des conditions naturelles d’exercice : elle ne peut se manifester que lorsque les deux instincts fondamentaux de l’homme ont pris naissance, qu’ils sont devenus simultanément actifs et que l’homme est désormais complet. 2 et 3. – L’action simultanée des deux instincts a en effet pour résultat d’abolir le déterminisme qu’exerce primitivement sur l’âme l’instinct sensible pendant tout le temps où, parce qu’il est né le premier, il est seul actif ; en abolissant ce déterminisme, cette action simultanée crée un état d’indétermination qui est la possibilité d’être libre, le pouvoir pour la pensée d’agir avec son autonomie. Cet état d’indétermination se distingue de l’état d’indétermination primitive en ceci qu’il n’est pas vide de contenu puisque l’homme a, en même temps que naissait en lui son instinct matériel, fait l’expérience de la vie sensible et s’est enrichi de sensations empruntées au monde extérieur. 4. – Ce nouvel état d’indétermination riche de contenu est l’état esthétique ; il est engendré par la beauté. Celle-ci crée donc un état intermédiaire entre la vie sensible et la vie de l’esprit. SOMMAIRE L.21 §§ 1 à 3. – Schiller peut expliquer maintenant quels sont les deux étais de déterminabilité et les deux états de détermination dont il a été question au début de la lettre 19 : il y a la déterminabilité de l’âme qui n’a encore subi aucune espèce de détermination, et il y a la déterminabilité de l’âme qui n’est limitée par rien dans son pouvoir de se déterminer elle-même ; cette deuxième déterminabilité est l’état esthétique. Quant aux deux états de détermination, le premier est celui de l’âme qui est limitée par la sensation qu’elle éprouve ; le second est celui de l’âme qui se limite grâce à son pouvoir autonome, lorsqu’elle pense ou veut. Il résulte de ces définitions que 1° l’état esthétique procède d’une plénitude intérieure infinie, et que 2° il exclut toute existence définie. 4 à 6. – L’état d’indétermination totale dans laquelle se trouve l’homme à l’état esthétique, est une disposition inféconde en ce sens qu’elle n’engendre aucun résultat particulier ; elle ne nous fait découvrir aucune vérité, ni accomplir aucun devoir. Mais elle rend à l’homme la possibilité de faire de soi ce qu’il veut et la liberté d’être ce qu’il doit être. Elle lui fait ainsi don de l’humanité elle-même, car celle-ci consiste à échapper à la contrainte exclusive de la nature ou de la raison. Cette humanité, l’homme la possède virtuellement dés sa naissance, mais il la perd avec chacun des états déterminés par lequel il passe. La culture par la beauté la lui restitue en lui conférant le pouvoir de décider librement dans quelle mesure il veut devenir un homme digne de ce nom. SOMMAIRE L.22 § 1. – L’état esthétique apparaît plein de réalité puisque toutes les forces de l’homme sont alors simultanément actives et qu’elles ne sont limitées par rien. En ce sens cet état est le plus fécond de tous pour la connaissance et la moralité et chacune des manifestations isolées de l’âme humaine doit pouvoir profiter de celle totalité et de cette liberté qui placent l’homme au seuil de l’infini. 2. – L’homme étant à l’état esthétique également maître de ses forces actives et de ses forces passives, doit pouvoir avec la même aisance se donner à toutes les activités et à toutes les manières de sentir. 3. – L’état esthétique est le critère qui permet de juger si l’œuvre d’art qui l’engendre, est authentiquement belle. Si elle nous incline vers quelque manière particulière d’agir ou de sentir, c’est la preuve qu’elle ne nous met pas dans une disposition d’âme véritablement esthétique, et la faute en est soit à cette œuvre, soit à notre sensibilité. 4. – Aucune œuvre d’art ne peut exercer une action esthétique absolument pure ; elle nous place toujours dans une disposition particulière ; la musique agit spécialement sur notre sensibilité, la poésie sur notre imagination, les arts plastiques sur notre intelligence. Un art est d’autant plus parlait qu’il nous met dans une disposition plus générale. Il en résulte que des arts différents, mais de perfection égale, exercent sur l’âme des actions semblables. 5. – Tout artiste doit donc tendre à surmonter les limites inhérentes au caractère particulier de son art et celles qui sont inséparables de la matière spéciale qu’il élabore. Il y réussira par la forme. Le grand artiste est celui qui détruit le contenu par la forme, refoule la matière lorsqu’elle tend à devenir envahissante, et maintient l’âme en état de pleine liberté. L’art doit affranchir des passions. Il n’a pas le droit d’être passionné, ou didactique, ou moralisant, car il communiquerait à l’âme une certaine tendance précise. 6. – Lorsqu’une œuvre d’art ne produit d’effet que par son contenu la faute peut en être au manque de forme de celui qui la juge. SOMMAIRE L.23 §§ 1 et 2. – Schiller continue à démontrer que l’homme ne peut passer de la sensation à la pensée (c’est-à-dire à la conception d’idées universelles) et à la volonté que par un état intermédiaire de liberté esthétique. 3. – Cela n’empêche pas que dans la découverte de la vérité et dans la résolution d’agir par devoir l’homme soit autonome, dans la découverte de la vérité, c’est la pure forme logique qui parle immédiatement à son intelligence ; dans la résolution d’agir par devoir, c’est la pure forme morale, c’est-à-dire la loi, qui parle à sa volonté. Dans les deux cas la beauté n’intervient pas directement ; elle n’engendre ni pensée, ni résolution, elle rend seulement capable de l’une et de l’autre. 4. – Mais la disposition esthétique rend possible l’acte d’autonomie grâce auquel la forme a la puissance d’imposer sa détermination à l’intelligence et à la volonté. L’homme sensible a perdu son pouvoir d’autodétermination dès le moment où, accueillant une sensation, il a été par elle déterminé passivement. Il faut d’abord qu’il recouvre le pouvoir de se déterminer en passant de l’état de détermination passive l’état de détermination active. Le rôle de la disposition esthétique est de ménager cette transition ; à l’état esthétique l’homme est à la fois passif et actif : la sensation lui a fourni une matière et il est capable de lui imposer la forme qu’il porte en lui. 5. – La disposition esthétique brise la puissance de la sensation et facilite ainsi à l’homme l’affirmation de son autonomie ; l’homme passe plus aisément de l’état esthétique à l’état logique et moral que de l’état physique à l’état esthétique ; l’homme esthétique pourra dès qu’il le voudra énoncer des jugements et accomplir des actes dont la validité sera universelle. Il suffira que des occasions s’en présentent. 6. – La beauté permet à l’homme de mettre dans sa vie physique une certaine liberté spirituelle ; elle l’exerce à agir en vue de fins raisonnables et le rend apte à le faire ; il cesse d’être individu pour devenir espèce. 7. – L’homme qui se conduit en être esthétique, ne contredit pas les fins physiques que la nature lui a assignées, mais il s’honore et s’ennoblit, car il témoigne qu’il aspire à la légalité et à l’harmonie. 8. – La culture du sentiment esthétique a pour effet d’amener l’homme à lutter contre la matière dans les actes de sa vit extérieure ; en les soumettant à des lois de beauté il commencera à manifester la liberté de sa raison ; il apprendra à désirer plus noblement afin de n’avoir pas à vouloir avec sublimité. SOMMAIRE L.24 § 1. – L’individu et l’espèce humaine ne parcourent le cycle complet de leur destinée qu’en passant par trois phases de développement : à l’état physique l’homme subit la nature ; à l’état esthétique il s’affranchit d’elle ; à l’état moral il la domine. 2 et 3. – A l’état physique, l’homme considère le monde comme un destin qui assure son existence, Il n’a avec lui que des rapports de contact immédiat. Il n’aperçoit pas les relations de nécessité qui lient les phénomènes en un tout cohérent. Les objets du monde lui inspirent de l’avidité ou de la crainte. Il redoute les autres hommes parce qu’il les voit animés des mêmes convoitises que lui. 4. – Cet état de nature n’est qu’une idée. Mais pourtant l’expérience confirme que l’homme, s’il n’a jamais été tout à fait dans cet état animal, n’y a non plus jamais tout à fait échappé. L’homme est toujours en même temps un mélange d’éléments inférieurs et de liberté raisonnable. La tâche de la culture est d’unir ces deux tendances et de mettre ainsi la dignité de l’homme en harmonie avec son bonheur. 5. – La naissance de la raison ne suffit à nous affranchir de la nature et à faire surgir en nous l’humanité ; celle-ci ne commence qu’avec l’apparition de la liberté. Bien que l’exigence de la raison tende naturellement à l’absolu, elle a pour premier effet de mettre l’homme dans la dépendance de la vie des sens. C’est là chez elle le résultat d’une erreur qui la lait se méprendre sur son objet. 6. – L’homme est en effet surpris par l’éveil de son aspiration à l’absolu à un moment où il est encore en plein dans la vie animale. C’est pourquoi son aspiration à l’absolu le pousse à donner à ses besoins sensibles une satisfaction absolue. C’est son animalité qui tend à l’absolu et qui proclame les idéals du désir, c’est-à-dire une pérennité de l’existence et du bien-être. 7. – En outre, lors même que la raison tend à l’absolu en essayant d’établir entre les phénomènes des relations de cause à effet, la dépendance où l’homme se trouve par rapport à la vie sensible lui fait encore sentir son influence d’une autre manière. La vie sensible lui découvre en effet une réalité qui ignore tout fondement et n’a égard à aucune loi. En conséquence il s’arrête au concept d’absence de fondement comme à l’ultime vérité. 8. – La dépendance où l’homme se trouve vis-à-vis de la vie des sens l’amène enfin à falsifier la loi morale. Par une aberration il la considère comme un accident périssable ; il se convainc que les concepts de justice et d’injustice sont des règles qui furent à un moment donné introduites par la volonté toute-puissante d’une divinité. Il ne les tient pas pour inconditionnels et il éprouve pour la divinité une adoration mêlée non de respect, mais de crainte. 9. – Dans toutes les déviations où l’instinct vital affirme sa maîtrise sur l’instinct formel, l’homme apparaît soit comme un animal dénué de raison, soit comme un animal raisonnable. Or il doit être homme ; la nature ne doit pas le dominer exclusivement et les ordres de la raison ne doivent pas être conditionnels. Les deux législations doivent être pleinement indépendantes et pourtant s’accorder. SOMMAIRE L.25 §§1 à 3. – À l’état esthétique, nomme se soustrait en quelque mesure au monde et au temps. Il échappe au monde car il se distingue de lui en le contemplant. Il échappe au temps car, par un acte de liberté, il projette sur les objets passagers un reflet de l’infini, la forme, qui fixe les forces de la nature dans des contours stables. 4 à 5. – En créant ainsi la beauté, l’homme s’élève au monde spirituel des Idées sans quitter cependant le monde des sens. La beauté se distingue ainsi de la vérité qui fait abstraction de tout ce qui est matériel. Même si la vérité peut émouvoir la sensibilité, nous considérons toujours le sentiment qu’elle nous procure comme une chose contingente. Au contraire, la représentation de la beauté et le sentiment qu’elle suscite en nous sont en même temps et réciproquement effet et cause. La beauté est à la fois forme parce que nous la contemplons et vie parce que nous la sentons. Elle est à la fois notre état et notre acte. 6. – La beauté prouve ainsi que la dépendance de l’homme à l’égard de la vie physique ne supprime pas sa liberté morale, et que l’infini est réalisable dans le fini. La jouissance de la beauté peut seule fournir cette preuve. 7. – Si l’existence de la beauté démontre que l’homme est capable, au sein de la vie sensible déjà, de manifester sa liberté, à plus forte raison pourra-t-il passer de la beauté à la pensée et à la volonté et s’élever à l’absolu en résistant à sa vie sensible. SOMMAIRE L.26 § 1. – La disposition esthétique ne peut pas naître de la liberté ni avoir une origine morale, puisque c’est elle qui engendre la liberté. Elle est un cadeau de la nature. Ce sont des hasards heureux qui font passer l’homme de l’état physique à la beauté. 2. – L’équilibre de l’esprit et des sens, qui est l’âme de la beauté et la condition de l’humanité, ne peut se réaliser que sous un climat modéré, quand l’homme vit dans une situation de bien-être et d’indépendance qui lui permet de se soustraire à la domination de la nature, de s’appartenir et d’avoir des contacts avec les autres hommes. 3. – Le signe qui annonce que le sauvage échappe à l’animalité et accède à l’humanité, c’est la joie qu’il prend à l’apparence, le goût de la toilette et du jeu. 4. – La pire stupidité et la plus haute intelligence ont en commun d’être indifférentes à l’apparence et de ne s’attacher qu’au réel. L’indifférence à la réalité et l’intérêt pris à l’apparence témoignent que l’homme est affranchi du besoin, et qu’il possède une force autonome capable d’éloigner la matière et d’imposer sa forme aux choses. 5. – L’apparence esthétique n’a rien de commun avec l’apparence logique qui essaie de se faire passer pour vérité et qui est imposture. Mépriser l’apparence esthétique c’est mépriser tous les beaux-arts, puisqu’ils ont pour essence de paraître. 6. – La nature déjà oblige l’homme à passer de la réalité à l’apparence, car la vue et l’ouïe ne perçoivent les objets qu’en leur imposant une forme et ne lui permettent de jouir d’eux que si son sens esthétique est déjà formé. 7. – La naissance du sens esthétique est suivie par réveil de l’instinct d’imitation artistique qui comme lui isole l’apparente de la réalité. 8. – La séparation que l’artiste opère entre l’être et l’apparence dont il dispose à son gré est légitime pourvu que dans l’œuvre qu’il crée il respecte les lois de l’entendement. L’artiste agrandit ainsi le domaine de la beauté sans manquer à la vérité. 10. – L’artiste n’a le droit de créer des fictions que s’il se garde d’affirmer leur réalité et s’il s’abstient de prétendre transformer par elles le monde de l’expérience. 11 à 14. – L’apparence esthétique doit être sincère, c’est-à-dire répudier toute prétention à la réalité, et autonome, c’est-à-dire ne pas avoir besoin du secours de la réalité. Pour ne sentir dans un objet réel que l’apparence, il faut un degré élevé de culture esthétique. Les individus et les peuples capables de trouver aux objets une apparence esthétique autonome et sincère, manifestent qu’ils possèdent la liberté de l’esprit, le goût, et qu’ils préfèrent l’idéal à l’existence. L’apparence esthétique sincère et autonome ne peut pas être un danger pour la vérité des mœurs ; elle a une place légitime dans le monde moral. On n’a le droit de reprocher aux hommes du dix-huitième siècle de négliger l’être pour l’apparence que s’il s’agit de l’apparence improbe et mesquine qui dissimule la vérité et prétend se substituer à elle. On ne doit pas considérer la politesse qui est une apparence belle comme une hypocrisie ni vouloir que le mérite renonce à l’apparence. L’imagination a le droit absolu d’imposer ses lois. L’humanité ne doit apprécier la matière qu’autant qu’elle est capable de recevoir une forme et de manifester par celle-ci le monde des Idées. SOMMAIRE L.27 1. – Pour que l’homme prenne à l’apparence un plaisir libre et désintéressé, il faut qu’une révolution se soit produite en lui, car sa tendance est de l’utiliser d’abord pour ses fins. 2. – Lorsqu’il entre dans cette voie, on constate qu’il ne se contente plus de ce que le besoin exige, et qu’il réclame du superflu : superflu de matière d’abord, ensuite superflu qui s’ajoute à la matière et procure à l’instinct de jeu une jouissance esthétique. 3. – L’exigence d’un superflu de matière qui est déjà tendance vers la liberté, on la constate chez les animaux lorsqu’ils gaspillent en mouvements inutiles une force surabondante, ou même dans la nature inanimée lorsqu’elle manifeste plus d’activité qu’il ne lui en faut pour sa conservation. La nature ou l’animal s’adonnent alors à un jeu physique qui est antérieur au jeu esthétique. 4. – Chez l’homme le jeu de l’imagination commence par des associations d’images qui se succèdent sans contrainte, mais qui s’expliquent par des lois naturelles et appartiennent à sa vie animale. De ce jeu l’imagination passe au jeu proprement esthétique lorsqu’elle essaie de constituer de libres formes. Il faut pour cela une première intervention de l’esprit autonome et législateur qui soumet à son unité les processus arbitraires de l’imagination. L’instinct sensible fait toutefois opposition à l’instinct esthétique de jeu, ainsi qu’il apparaît dans la tendance qui porte un goût rudimentaire vers les objets surprenants, bizarres, grotesques. Ces objets, l’homme les recherche cependant parce qu’ils fournissent une matière à son activité et qu’ils peuvent être mis en forme par lui. 5. – Puis un moment vient où l’homme veut plaire lui-même, d’abord par les choses qui lui appartiennent, ensuite par sa personne. Finalement la beauté devient en elle-même un objet de son aspiration. Le plaisir libre causé par des objets inutiles est pour lui un besoin et une joie. 6. – La forme prend ainsi progressivement possession de son être extérieur d’abord, puis de son être intérieur ; le triomphe de la loi se manifeste en lui par l’harmonie qui s’introduit dans ses gestes et dans ses paroles. 7. – La beauté résout le conflit des tendances naturelles dans la vie des sexes en substituant la sympathie et l’amour au désir. Elle le résout également ou du moins elle tend à le résoudre dans la vie sociale, car elle tend à réconcilier ; elle incite à ménager la faiblesse et à redresser l’injustice. 8. – L’instinct de beauté travaille insensiblement à instaurer un royaume de l’apparence et du jeu dans lequel l’homme est, tant dans l’ordre de la nature que dans celui de la morale, affranchi de toute contrainte. 9. – Dans l’État esthétique l’homme n’enchaîne la liberté des autres hommes ni par un système juridique ni par des prescriptions morales, il est pour eux une forme belle, un objet de libre jeu et le rayonnement de liberté qui se dégage de son être beau rend les autres hommes libres. 10. – La beauté en créant de l’harmonie chez les hommes leur donne un caractère sociable et elle procure ainsi à l’État le fondement réel d’une société d’êtres sociables. Les hommes devenus esthétiques oublient leurs limites individuelles, deviennent des représentants de l’espèce et n’aperçoivent dans les autres hommes que l’espèce. 11. – Le goût d’une part fait sentir son influence sur l’instinct en forçant le désir à renoncer à son égoïsme et en obligeant ce qui est agréable à séduire l’esprit autant que les sens ; d’autre part, il exerce ses effets sur la partie raisonnable de l’âme, en amenant la loi morale à témoigner quelque confiance à la nature, et en transformant la connaissance abstruse en vérité de bon sens. Il fait tomber les chaînes du servage. En affranchissant tous les hommes, il les rend tous égaux. 12. – L’État de la belle apparence, s’il existe à titre de besoin dans toute âme délicate, ne peut avoir de réalité que dans quelques cénacles d’élite. C'était les sommaires.