triarticulation
Institut pour une triarticulation sociale

 

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Aspects fondamentaux de la question sociale
Rudolf Steiner, 1919

Traduction française révisée par Sylvain Coiplet, 1999-2001

 

Préface et introduction
Remarques préliminaires sur l'intention de cet ouvrage
1. Le véritable aspect de la question sociale, telle qu'elle se pose dans la vie de l'humanité moderne
2. A propos des questions et nécessités sociales,
 recherche des solutions exigées par la vie et conformes à la réalité

3. Le capitalisme et les idées sociales
4. Relations internationales des organismes sociaux

2. A propos des questions et des nécessités sociales,
recherche des solutions exigées par la vie et conformes à la réalité

[02/01] Ce qui a mené à la forme particulière de la question sociale actuelle se laisse caractériser de la manière suivante: La vie économique, portée par la technique, et le capitalisme moderne ont agi comme un phénomène naturel et ont mis la société moderne dans un certain ordre interne. L'attention des hommes a non seulement été monopolisée par ce qu'ont apporté la technique et le capitalisme. Elle a aussi été détournée d'autres branches, d'autres domaines de l'organisme social. Or, pour que l'organisme social reste sain, il doit aussi être veillé de manière consciente au juste développement de ces autres domaines.

[02/02] L'observation de la question sociale nécessite une impartialité et une largeur de vue, dont les motifs conducteurs, s'il m'est permis d'user d'une comparaison, peuvent être caractérisés de la manière suivante. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette comparaison doit rester une comparaison. Elle peut faciliter la compréhension humaine, lui montrer la direction à prendre pour avoir une idée de ce qui pourrait mener à la guérison de l'organisme social. Celui qui, partant de notre point de vue, se trouve amené à observer le plus complexe des organismes naturels - l'organisme humain - doit d'abord remarquer que l'ensemble de cet organisme relève de trois systèmes distincts dont chacun agit avec une certaine indépendance. Ces trois systèmes, qui agissent côte à côte, peuvent être caractérisés de la façon suivante. Dans l'organisme humain naturel agit, comme un premier domaine, ce système qui comprend en soi la vie nerveuse et la vie des sens; on pourrait aussi l'appeler système de la tête selon le membre principal de l'organisme où est, pour ainsi dire, centralisée la vie neuro-sensorielle.

[02/03] Celui qui veut acquérir une véritable compréhension de l'être humain doit considérer, comme second système de l'organisme, ce que j'aimerais appeler le système rythmique. Il comprend la respiration et la circulation sanguine, c'est-à-dire tout ce qui s'exprime dans l'organisme humain par des processus rythmiques.

[02/04] Comme troisième système, il faut enfin reconnaître tous les organes et activités de l'organisme qui sont en rapport avec le métabolisme proprement dit.

[02/05] Ces trois systèmes, dès lors qu'ils qu'ils sont en mesure de s'accorder, contiennent tout ce qui entretient d'une façon saine l'ensemble du processus de l'organisme humain.

[* Cette différenciation ne se fonde pas sur une démarcation spatiale entre différents membres du corps humains, mais sur une distinction entre les différentes activités (fonctions) de l'organisme. L'expression «système de la tête» n'a de sens que si l'on entend par là que l'activité nerveuse et sensorielle est centralisée et dominante dans la tête. Mais l'activité rythmique et l'activité métabolique sont elles aussi présentes dans la tête, de même que l'activité neuro-sensorielle agit dans les autres membres du corps humains. Cependant, les trois sortes d'activités sont, en ce qui concerne leur essence même, strictement séparées.]

[02/06] Dans mon livre «Des énigmes de l'âme», j'ai essayé d'esquisser cette triarticulation de l'organisme humain naturel, sans contredire en quoi que ce soit ce que la recherche dans le domaine des sciences naturelles est déjà en mesure de dire actuellement. Il est clair que, dans un avenir très proche, la biologie, la physiologie, toutes les sciences naturelles, là où elles touchent à l'homme, inciteront à une telle conception de l'organisme humain qui admette que les trois systèmes: neuro-sensoriel, rythmique et métabolique, maintiennent l'intégrité de l'organisme grâce au fait qu'ils possèdent une certaine autonomie dans leur activité; qu'il n'existe pas de centralisation absolue de l'organisme et que chacun de ces systèmes établit sa propre relation avec le milieu extérieur, sur un mode qui lui est particulier: le système de la tête au moyen des sens, le système rythmique ou circulatoire par la respiration, et le système métabolique au moyen des organes de la nutrition et de ceux du mouvement.

[02/07] Ce que je me contente ici d'ébaucher a son origine dans une science spirituelle. J'ai tenté de le mettre à profit pour les sciences naturelles. Mais on n'est pas encore assez avancé, quant aux méthodes, pour que cela fasse, dans les milieux scientifiques, l'objet d'une reconnaissance générale à un point qui puisse sembler souhaitable pour le progrès de la science. Cela a des conséquences: notre manière de penser et de concevoir le monde n'est pas encore complètement à la hauteur de ce qui se présente par exemple dans l'organisme humain comme l'essence véritable des processus naturels. On pourra nous dire: Eh bien, la science naturelle peut attendre! Et en poursuivant son idéal, elle va bien en venir, petit à petit, à faire sienne cette conception. Mais, lorsqu'il s'agit de l'étude et surtout du fonctionnement de l'organisme social, on ne peut pas attendre. Une connaissance, au moins instinctive, des nécessités sociales doit exister, non seulement chez quelques spécialistes, mais dans chaque âme humaine, car chaque âme humaine prend part à la vie sociale. On ne peut développer une pensée, des sentiments, une volonté et des désirs sains en ce qui concerne la constitution de l'organisme social que si l'on reconnaît - ne serait-ce que plus ou moins instinctivement - qu'une triple organisation, comparable à celle du corps humain, lui est salutaire.

[02/08] Depuis que Schaeffle a écrit son livre sur l'édification de l'organisme social, on a cherché des analogies entre l'organisation d'un être naturel - disons celle de l'homme - et la société humaine. On a voulu déterminer ce qui, dans l'organisme social, serait la cellule, les réseaux cellulaires, les tissus et cetera. Récemment encore est paru un livre de Meray: «Mutation du Monde» dans lequel l'auteur transpose tout simplement certaines des lois et observations des sciences naturelles dans le domaine de ce que l'on prend pour l'organisme social humain. Tout ce jeu d'analogies n'a absolument rien à faire avec ce qui a été dit ici. Et celui qui croit voir, dans notre étude, un jeu d'analogies entre organisme naturel et organisme social prouve qu'il n'a pas saisi l'esprit de ce livre. Car nous ne cherchons pas à transposer dans l'organisme social une vérité conforme aux lois de la nature. Ce que nous cherchons est tout différent. Nous voudrions que la pensée et la sensibilité de l'homme apprennent, par l'observation de l'organisme naturel, à ressentir ce qui est viable afin de savoir l'appliquer ensuite à l'organisme social. Un transfert direct, à celui-ci, de ce qu'on a appris sur l'organisme naturel, comme on le fait souvent, ne fait que montrer qu'on ne veut pas acquérir la possibilité d'étudier l'organisme social d'après les lois qui lui sont propres, ainsi qu'on doit le faire lorsqu'on étudie un organisme naturel. Dès que l'on considère vraiment objectivement l'organisme social pour en pressentir les lois propres, comme fait le savant devant un être naturel, à ce moment tout jeu d'analogie cesse en face du sérieux de l'observation.

[02/09] On pourrait aussi penser que cet exposé est basé sur la croyance que l'organisme social devrait être «édifié» selon des théories abstraites, reproduites à partir des sciences naturelles. Cependant cette pensée serait aussi éloignée que possible de ce dont il est question ici. Il s'agit d'indiquer tout autre chose. La crise actuelle que traverse l'humanité exige qu'en chaque être humain se développent certains sentiments et que ces sentiments soient suscités par l'éducation et l'école, au même titre que l'assimilation des quatre opérations. Tout ce qui jusqu'à présent a donné naissance aux anciennes formes d'organisation sociale, sans être assimilé consciemment par l'âme humaine, deviendra inopérant à l'avenir. Il appartient aux impulsions de l'évolution, qui dès à présent veulent intervenir d'une manière nouvelle dans la vie humaine, que les sentiments dont nous parlions soient exigés de chaque homme, au même titre que le fut depuis longtemps une certaine culture scolaire. Que chacun puisse ressentir d'une manière saine comment doivent agir les forces de l'organisme social pour que celui-ci se révèle viable, c'est ce qui est exigé de l'homme dès à présent. On devra acquérir un sens nouveau qui permette de ressentir qu'il est malsain et antisocial de vouloir s'insérer dans cet organisme sans éprouver ce sentiment.

[02/10] On entend aujourd'hui parler de «socialisation» comme d'une nécessité de l'époque. La socialisation ne sera pas une voie de guérison, mais un palliatif de charlatan, peut-être même un processus destructeur pour l'organisme social si les âmes et les coeurs humains n'arrivent pas - ne serait-ce qu'instinctivement - à reconnaître la nécessité d'une triarticulation de l'organisme social. Pour agir sainement, l'ensemble social doit former de manière organique trois parties.

[02/11] L'une de ces trois parties, de ces trois membres, est la vie économique. Nous l'étudierons en premier parce qu'elle a, selon toute apparence, étendu son empire au reste de la vie sociale, grâce à la technique et au capitalisme modernes. Cette vie économique doit être, dans l'organisme social, une fonction aussi indépendante, aussi relativement autonome que le système neuro-sensoriel dans l'organisme humain. Son domaine comprend la production, la circulation et la consommation des marchandises.

[02/12] Comme seconde partie de l'organisme social, il faut considérer le Droit public, la vie politique proprement dite. Elle comprend ce que l'on pourrait désigner comme la vie propre de l'Etat, dans son sens déjà ancien d'Etat de droit. Alors que la fonction économique englobe tout ce dont l'homme a besoin, que ce soit en provenance de la nature ou de de sa propre production, tout ce qui a à voir avec les marchandises, leur production et leur consommation, cette seconde partie ne concerne que ce qui - sur des fondements purement humains - a rapport aux relations d'homme à homme. Il est essentiel, pour la compréhension des membres constituant l'organisme social, que l'on connaisse la différence entre le système du Droit public, qui ne peut avoir à faire qu'avec les rapports d'homme à homme - sur une base purement humaine - et la vie économique qui n'a à faire qu'avec la production, la circulation et la consommation des marchandises. On doit avoir le sentiment de cette distinction dans la vie même, pour que découle de ce sentiment la séparation des domaines du droit et de la vie économique, comme, dans l'organisme humain naturel, l'activité nerveuse et sensorielle se distingue de l'activité respiratoire des poumons, modifiant l'air extérieur.

[02/13] Comme troisième membre, qui doit se placer d'une façon tout aussi indépendante à côté des deux autres, on doit considérer dans l'organisme social ce qui concerne la vie de l'esprit. Pour s'exprimer clairement, et puisque l'expression culture spirituelle (et tout ce qui s'y rapporte) est loin d'être précise, on pourrait dire que ce troisième membre doit intervenir dans l'organisme social sur la base des dons naturels, tant spirituels que physiques, particuliers à chaque individu humain. Le premier système, la vie économique, a affaire à tout ce qui doit être là pour que l'homme puisse régler ses rapports matériels avec le monde environnant. Le second système a affaire à tout ce qui doit exister dans l'organisme social en raison des rapports d'homme à homme. Le troisième est en relation avec tout ce qui doit provenir de l'individualité humaine elle-même et être incorporé à l'organisme social.

[02/14] De même que la technique et le capitalisme ont donné en fait à notre vie sociale son caractère actuel, de même est-il indispensable que les plaies qu'ils lui ont nécessairement causées soient guéries par le fait qu'on place l'homme et la vie sociale humaine dans un rapport correct avec les trois membres de l'organisme social. La vie économique a pris simplement des formes bien déterminées et acquis, par le rôle unilatéral qu'elle a joué dans la vie de l'homme, une place prépondérante. Les deux autres n'ont pas encore été à même de s'incorporer à la vie sociale, avec le même naturel et la juste manière, conformément à leurs lois propres. C'est pourquoi il est nécessaire qu'à leur égard, avec le sentiment dont nous avons parlé, chacun, à la place où il se trouve, s'occupe de mettre en pratique la partition de l'organisme social. Car, dans le sens de cet essai de solution de la question sociale, chacun a sa tâche à accomplir, dans le présent et dans le proche avenir.

[02/15] La vie économique, premier membre de l'organisme social, repose tout d'abord sur les ressources de la nature, à la manière dont chaque être humain, pour son éducation, son apprentissage à l'école de la vie, se fonde sur les dons de son organisme spirituel et corporel. Ces ressources naturelles impriment simplement sa marque à l'économie et, à travers elle, à tout l'organisme social. Mais ces ressources de base de la nature existent sans pouvoir être atteintes dans leur essence originelle par quelque organisation sociale, par une quelconque socialisation. La vie de l'organisme social doit se fonder sur elles, au même titre que l'éducation humaine de chaque individu doit se fonder sur ses aptitudes naturelles, du corps et de l'esprit, dans les différents domaines. Toute socialisation, tout essai de réforme économique, doit tenir compte des bases naturelles; car ce qui attache l'être humain à un élément déterminé de la nature se pose comme condition élémentaire et primordiale à tout commerce, à tout travail humain, et à toute vie spirituelle. On doit penser la relation qui lie l'organisation sociale avec ses ressources naturelles de base de la même façon que l'on doit penser la relation liant, en chaque homme individuel, le fait d'apprendre, à ses talents. Pour saisir cela plus clairement, il suffit d'un cas extrême. En certaines régions de la terre où la banane fournit un aliment dont l'homme peut disposer, la communauté humaine aura pour travail de faire parvenir la banane de son lieu d'origine à un certain lieu de destination, où elle sera mise à la disposition des consommateurs. Si l'on compare le travail humain qui doit être fourni pour apporter la banane sur les lieux de consommation, mettons dans nos contrées d'Europe Centrale, à celui qui est nécessaire pour faire du blé un produit de consommation, il s'avère que pour le blé il faut au moins trois cents fois plus de travail.

[02/16] C'est évidemment un cas extrême. Cependant, dans toutes les branches de production représentées par un quelconque organisme social d'Europe, on peut constater de telles différences dans la quantité de travail à fournir, par rapport aux ressources naturelles. Même si la différence n'est pas aussi radicale qu'entre les bananes et le blé, elle n'en est pas moins réelle. Ainsi est-il inhérent à l'organisme de l'économie que la quantité de travail introduite dans le processus économique soit déterminé par le rapport entre l'homme et la base naturelle de son activité économique. Et l'on peut, par exemple, faire la comparaison suivante: en Allemagne, dans les régions où le rendement est moyen, le blé donne, à la moisson, sept à huit fois la quantité semée; au Mexique du nord, dix-sept fois; au Pérou, vingt fois. (Voir Jentsch «Volkswirtschaftslehre». Traité d'économie politique.)

[02/17] Dans une organisation sociale saine, le système économique est constitué entièrement et uniquement par tout cet ensemble cohérent de processus divers, qui débute avec ce qui relie l'être humain à la nature, et se poursuit dans les opérations nécessaires à la transformation des produits de la nature en produits de consommation. Le système économique joue, dans l'organisme social général, un rôle analogue à ceux que joue, dans l'organisme du corps humain, le système-tête dont dépendent les aptitudes individuelles. Mais de même que le système-tête est dans la dépendance du système rythmique, coeur et poumons, de même le système économique est tributaire du travail humain. Cependant, pas plus que la tête ne peut à elle seule assurer indépendamment la régulation de la respiration, les forces de la vie économique ne devraient elles-mêmes déterminer le système de travail humain.

[02/18] Les intérêts qui font participer l'individu à la vie économique se fondent sur les besoins de son âme et de son esprit. Comment, au sein de l'organisme social, on peut répondre à ces intérêts de la manière la plus adéquate, afin que chaque homme, par cet organisme, parvienne aussi parfaitement que possible à leur satisfaction et puisse se situer dans la vie économique de la façon la plus avantageuse: c'est pratiquement, dans les institutions du corps économique, que cette question doit être résolue. Et ce n'est possible qu'à condition que les intérêts puissent s'exprimer en toute liberté, et que puissent se former la volonté et la possibilité de faire ce qu'il faut pour les satisfaire. Ces intérêts proviennent d'une sphère extérieure à la sphère de l'économie; ils naissent avec l'épanouissement de l'être humain, psychique et naturel. La mission de la vie économique est de créer des institutions dans le but de les satisfaire, mais ces institutions ne doivent s'occuper que de la fabrication et de l'échange de marchandises, c'est-à-dire de biens qui reçoivent leur valeur des besoins humains. C'est donc des consommateurs que les marchandises reçoivent leur valeur. Et de ce fait, elles se situent dans l'organisme social d'une tout autre manière que d'autres valeurs, qui existent pour l'homme du fait de son appartenance à cet organisme. Que l'on considère avec impartialité la vie économique, qui embrasse la production, l'échange et la consommation de marchandises. On remarquera, et pas seulement d'une manière contemplative, la différence essentielle qui existe entre les rapports d'homme à homme, du fait que l'un produit des marchandises pour l'autre, et ceux basés sur une relation juridique. Mais l'on passera de la constatation à l'exigence pratique que, dans l'organisme social, la vie juridique devrait être totalement tenue à distance de la vie économique. Les meilleures impulsions pour les relations juridiques, qui doivent exister entre les hommes, ne peuvent résulter immédiatement des activités que les hommes ont à développer à l'intérieur des organismes servant à la production et à l'échange des marchandises. Dans les organismes économiques, l'homme s'adresse à l'homme, parce que l'un sert les intérêts de l'autre; fondamentalement différente est la relation d'un homme à un autre dans la vie juridique.

[02/19] On serait tenté de croire qu'on aurait suffisamment tenu compte de la nécessité de cette différenciation exigée par la vie, si les problèmes juridiques soulevés par des relations entre hommes étaient réglés à l'intérieur des institutions économiques. Mais une telle croyance n'a pas ses racines dans la réalité de la vie. L'homme ne pourra vivre d'une manière juste la relation juridique qui doit exister entre lui-même et les autres hommes que lorsqu'il ne vivra pas l'expérience de cette relation dans le domaine économique, mais sur un plan qui en est totalement séparé. C'est pourquoi, dans un organisme social sain, parallèlement à la vie économique, et dans l'indépendance, doit s'épanouir une vie dans laquelle les droits de l'homme envers l'homme peuvent être établis et mis en application. Or la vie juridique est celle du domaine politique proprement dit, de l'Etat. Que les hommes introduisent les intérêts servant la vie économique dans la législation et l'administration de l'Etat constitutionnel, et toute juridiction ne sera plus que l'expression de ces intérêts économiques. Si l'Etat constitutionnel participe lui-même à la vie économique, il perd alors la faculté de régler la vie juridique. Car ses mesures et ses dispositions devront servir des besoins humains en marchandises; de ce fait, elles s'écarteront des impulsions orientées sur la vie juridique.

[02/20] Un organisme social sain exige comme second membre, à côté du corps économique, la vie de l'Etat, politique et indépendante. Dans le corps économique indépendant, les hommes parviendront, par les forces mêmes de la vie économique, à des institutions qui serviront la production et les échanges de la manière la plus favorable. Dans la sphère de l'Etat politique, s'instaureront des institutions qui orienteront les relations réciproques des hommes et des groupements humains, en conformité avec la conscience juridique de l'homme.

[02/21] Le point de vue à partir duquel est placée l'exigence, caractérisée ici, d'une séparation totale de l'Etat juridique et du domaine économique, réside dans la vie humaine véritable. Un tel point de vue ne peut être accepté par celui qui veut lier la vie juridique et la vie économique. Les hommes actifs dans la vie économique ont, bien entendu, le sens du droit; mais ce n'est qu'à partir du droit, et non pas à partir d'intérêts économiques, qu'ils pourront pourvoir dans l'esprit du droit, à la législation et à l'administration, s'ils ont à en juger dans l'Etat constitutionnel qui, en tant que tel, n'a aucune part à la vie économique. Un tel Etat constitutionnel a ses propres corps législatif et administratif, tous deux édifiés sur des principes qui sont le résultat de la conscience juridique des temps présents. Cet Etat sera édifié sur les impulsions de la conscience humaine que l'on désigne actuellement par le terme de «démocratique». Quant au domaine économique, il fondera, sur des impulsions qui lui sont propres, ses propres organes législatif et exécutif. Les rapports nécessaires entre les Directions des corps juridiques et économiques se feront à peu près comme se font, actuellement, les rapports entre gouvernements d'Etats souverains. Grâce à cette différenciation, ce qui prend forme dans l'un des domaines recevra de l'autre un effet indispensable. Cet effet est entravé par le fait que l'un des domaines veut manifester en lui-même ce qui doit affluer de l'autre.

[02/22] Ce qui, dans la vie économique, est d'un côté soumis aux conditions naturelles (climat, aspect géographique de la région, richesse du sol etc ... ) dépend, de l'autre côté, des rapports juridiques que l'Etat a établis entre les hommes d'affaires ou les groupes d'affaires. Ainsi sont tracées les limites de ce que peut et doit englober l'activité de la vie économique. De même que les prédispositions naturelles, créées par la nature en dehors du circuit économique, doivent être acceptées comme des données a partir desquelles l'homme actif dans la vie économique peut édifier son économie; de même tout ce qui détermine dans le domaine économique un rapport juridique d'homme à homme doit trouver, dans un organisme social sain, un règlement par l'Etat constitutionnel; semblable en cela aux ressources naturelles, cet Etat constitutionnel se déploie comme quelque chose d'indépendant, vis-à-vis de la vie économique.

[02/23] Dans cet organisme social, formé jusqu'ici à travers le devenir historique de l'humanité, et qui est devenu, par le siècle du machinisme et par la forme capitaliste moderne, ce qui donne son empreinte au mouvement social, la vie économique a une emprise plus grande qu'elle ne devrait dans un organisme social sain. Actuellement, dans le circuit économique où ne devrait circuler que la marchandise, la force de travail humain et les droits circulent aussi. Dans le corps économique, qui repose sur la division du travail, on peut, à l'heure actuelle, non seulement échanger de la marchandise contre de la marchandise mais, par le même processus économique, échanger de la marchandise contre du travail, et de la marchandise contre des droits. (J'appelle «marchandise» toute chose transformée par le travail de l'homme et qui, là où on l'a transportée, est mise à la disposition des consommateurs. Cette acception peut sembler choquante ou insuffisante à bien des professeurs d'économie politique; elle peut cependant rendre de bons services pour la compréhension de ce qui est du ressort de la vie économique. [* Dans un exposé qui se veut au service de la vie, il ne peut être question de donner des définitions qui proviennent d'une théorie, mais des idées qui donnent une image de ce qui, dans la réalité, joue un rôle plein de vie. «Marchandise», dans le sens précédent, évoque quelque chose dont l'être humain peut faire l'expérience. Tout autre concept de «marchandise» exclut ou ajoute quelque chose, si bien que le concept ne correspond plus au processus vivant; il ne recouvre plus la réalité.] Quelqu'un achète un terrain; cet achat doit être considéré comme un échange: échange du terrain contre de la march