Aux deux courants que j'ai caractérisés vient de plus
en plus s'en ajouter un troisième, depuis le début des
xve et xvIe siècles, et le plus distinctement au xixe.
Il s'y ajoute d'autant plus visiblement que la
civilisation se déplace davantage vers l'Occident. A
ce qui à l'origine était adapté par la théocratie à la
terre, au sol, à l'agriculture, vient s'ajouter dans
les régions du Centre le juridisme, qui est adapté au
commerce, aux métiers, au travail. Et à l'Ouest vient
s'y ajouter de plus en plus ce que l'on a entendu plus
tard par le terme d'industrie, l'industrie proprement
dite avec la technique qui s'y ajoute.
053 - Songez seulement à ce que signifie
l'introduction de l'élément proprement industriel dans
l'évolution de l'humanité. Les conditions actuelles
peuvent facilement être calculées en fonction de ce
que je vais exposer maintenant, mais je vais le faire
pour une date un peu plus ancienne, environ les années
80 du siècle dernier. On pouvait alors déjà dire : en
dénombrant les corps humains physiques sur la terre,
on trouverait environ un milliard et demi d'hommes.
Mais ce n'est pas là vraiment la population de la
terre. Ce le serait si nous vivions encore dans une
Antiquité reculée où les hommes, pour l'essentiel,
accomplissaient tous les travaux de leurs mains ou
avec l'aide de ce qui était lié à l'homme :
guider un cheval ou pousser une charrue à la main,
etc. Au xixe siècle, une toute nouvelle population est
apparue sur la terre : les machines, qui ont déchargé
l'homme de toute une partie de son travail. Et
lorsqu'on calcule déjà, pour les années 80 du siècle
précédent, de quelle quantité de travail la machine a
déchargé l'homme, on trouve que la population de la
terre doit être évaluée à deux milliards d'hommes, 25
% de plus. Aujourd'hui — et tout au moins il en était
encore ainsi avant la guerre —, les choses sont telles
que si nous ne regardons que les hommes physiques sur
la terre, nous obtenons un chiffre de population tout
à fait faux. Il faut admettre qu'on en compte 500
millions de plus, d'après le travail accompli.
054 - Ceci a effectivement ajouté au courant
théocratique et juridique un tout nouvel élément, un
tout nouveau courant dans les conditions réelles, car
l'homme ne s'est pas trouvé en contact plus proche
avec le monde extérieur, il s'est trouvé davantage
ramené à lui-même. Au Moyen Age, ce que faisait l'être
humain, disons la clef pour une serrure ou la serrure
elle-même, était une partie de lui-même. Son activité
se transformait en travail. Lorsqu'un homme sert une
machine, le rapport qu'il a avec celle-ci lui est —
ceci dit en termes relatifs — tout à fait indifférent.
Par là, il est d'autant plus ramené à lui-même. Il
ressent son humanité. Il prend place dans l'évolution
en être tout nouveau. Il se sépare de son travail.
055 - Voilà ce qui apparaît à l'Occident au cours des
derniers siècles : l'élément démocratique, mais sous
la forme d'une exigence, d'un postulat, non pas comme
quelque chose de réalisé. Car les conditions dominent
l'homme. Les humains ne peuvent penser que
théocratiquement ou juridiquement. Mais la vie devient
économique et industrielle, et pose des exigences
insurmontables. A cela, les peuples n'ont pas encore
accès. Un homme comme Marx lui-même n'a pensé qu'en
juriste. Et la compréhension qu'il a rencontrée chez
des millions et des millions d'êtres n'est que de
nature juridique.
056 - Ainsi l'on peut dire : ceci causa l'apparition,
à côté des deux autres, d'un troisième courant dont
nous aurons à parler, notamment dans la prochaine
conférence. Le prolétaire naît. Ce qui gronde en lui
se manifeste par une conception définie du
capitalisme et du travail. Les hommes sont contraints
de garder présents à leur regard ces problèmes que
pose la vie. C'est maintenant seulement qu'en fait
l'évolution de l'humanité en est au présent.
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