Refondre les entreprises de production et de services
Sous la pression du système actuel de concurrence et de croissance, où aussi bien les actionnaires que les cadres supérieurs des entreprises espèrent des retours sur investissements, on voit de plus en plus souvent dans les entreprises, les services administratifs et les organisations apparaitre des syndromes d’épuisement professionnel ou des relations antisociales qui peuvent aller jusqu’au harcèlement, voire à la maladie. Les produits et services sont souvent réalisés dans des conditions dommageables, tant pour l’homme que pour l’environnement mais on demande rarement si le service ou le produit est effectivement utilisé et produit dans des conditions durables. Il semble qu’aujourd’hui les deux lignes directrices soient le profit et la consolidation du pouvoir.
Pour mettre un terme à ces abus, il ne nous reste plus qu’à remettre en question l’organisation structurelle de nos entreprises : offre-t-on vraiment des choses constructives pour l’homme et la nature ? Les collaborateurs sont-ils réellement encouragés dans leur créativité et leurs compétences sociales ? Ont-ils un vrai droit de regard ? L’entreprise est-elle suffisamment en réseau avec la région sur les plans économique, social et écologique ? Qu’advient-il des profits de l’entreprise ? etc.
D’après mon expérience, une culture d’entreprise saine et porteuse d’avenir, permettant aux travailleurs de mettre du cœur à l’ouvrage, doit remplir les conditions suivantes :
° Les services et des produits doivent vraiment être au service du développement de l’homme et de la nature.
° La structure du personnel doit être fondée sur la compétence et non sur le pouvoir ou le favoritisme. Le mécanicien connaît mieux ses machines et le thérapeute, ses patients, qu’une direction douée pour l’organisation.
° Il faut mettre un terme aux pratiques d’exercice anonyme du pouvoir et d’aspiration des profits par l’extérieur. On peut aussi appeler cela le « dépassement de l’esclavage moderne ».
° Les profits de l’entreprise doivent être réinvestis avec l’accord des travailleurs dans des domaines utiles à l’homme ou à la nature.
° Les décisions de nature personnelle et structurelle doivent être débattues en profondeur avec les travailleurs concernés.
° Les matières premières, marchandises et services d’une entreprise, d’une organisation ou d’une administration doivent autant que possible être produits selon un processus durable et provenir de la région.
° Les évaluations régulières des personnels et des processus de travail doivent se faire non seulement « de haut en bas », mais aussi « de bas en haut ».
° Des bilans sociaux et écologiques doivent être réalisés régulièrement avec des travailleurs de tout statut.
° Le but ultime doit être une modification de conscience qui permette au simple employé exécutant de passer d’abord au statut de collaborateur, puis à celui de « coentrepreneur ».
Pour motiver les collaborateurs d’une entreprise, d’une organisation ou d’une administration, il importe de travailler à l’élaboration d’un modèle commun. C’est cela qui donnera vie à « nos » entreprises. Le modèle inclura les éléments suivants :
- des objectifs au service du bien commun ;
- un développement permanent des capacités à satisfaire à ces objectifs ;
- un engagement de tous les participants à fournir des prestations ;
- une conception externe et interne, afin que, par exemple, chacun trouve la place dont il aura à répondre et un « soutien » dans une structure donnée ;
- une gestion responsable des ressources humaines, matérielles et financières ;
- une écoute attentive à l’intérieur comme à l’extérieur pour vérifier si les prestations fournies par moi/nous sont encore nécessaires ;
- une prise en charge de l’organisme dans son ensemble pour déterminer les postes qui nécessitent éventuellement une attention régénératrice.
Tous ces processus font partie du modèle, qu’il convient de réviser à espaces réguliers. Le modèle devra également être soumis en permanence à la critique des collaborateurs. Tous ceux qui apportent une contribution responsable à ces principes fondamentaux deviennent de ce fait des co-entrepreneurs. La motivation au travail se fonde sur le modèle dans la pratique. Dans ces conditions, travailler pour de l’argent, c’est une vision qui relève de plus en plus du passé. Toute entreprise moderne, que ce soit une école, une ferme ou un atelier de production, devra passer par ces prises de conscience.
Les nouvelles formes de vie et de travail ne tombent pas du ciel. Jusque là, je n’ai mentionné que les grandes lignes. Il y a encore un certain nombre de questions auxquelles il faudra apporter des réponses. (là-dessus, cf. mon livre en préparation sur la formation d’une communauté).
Quand des entreprises se mettront au service du « bien commun » plutôt qu’à celui de la maximisation du pouvoir et des profits, on verra émerger de toutes nouvelles valeurs dans le monde économique. On pourra alors mettre en avant la qualité pour l’homme et la nature plutôt que la croissance pour l’industrie financière.
A l’avenir, il serait sage aussi d’évaluer tous les produits et services en fonction de leur « empreinte » écologique, sociale et énergétique, qu’il s’agirait de rendre publique. Il s’ensuivrait un approfondissement généralisé de la conscience et un renouvellement des comportements d’achat.
Le mouvement dit de « l’économie du bien commun » de Christian Felber a mené ces dernières années un important travail de conscientisation dans ce sens. Il y a maintenant de plus en plus d’entreprises qui s’évaluent à partir d’un catalogue de mesures sociales et écologiques. Il s’agit ici des effets internes et externes, écologiques et sociaux, des activités d’une entreprise. Les entreprises peuvent publier cette évaluation et, le cas échéant, se présenter comme tournées vers l’avenir.
Vers la fin de ce livre, je recommande un nouveau « système fiscal », où les produits et services seront imposés en fonction de leur empreinte écologique et sociale. A l’inverse, l’imposition des personnes qui ont un vrai travail et qui se situent dans des tranches de revenus normales serait supprimée
L’économie associative
Comment se forger sur la vie économique des jugements qui soient susceptibles de satisfaire tous ceux qui participent à cette vie économique ?
Croyons-nous nos politiques capables de jugements objectifs ? Et les représentants de notre système de production ? Et nos banquiers ou nos économistes universitaires ?
Pourquoi ne demanderions-nous pas tout simplement à des représentants des domaines les plus divers de la vie, qui, eux, sont de plain-pied dans l’économie réelle, de se regrouper en associations ? Voyons donc qui est de plain-pied dans l’économie réelle.
° En tant que consommateurs, nous sommes tous de plain-pied dans l’économie réelle. Il faut donc un groupe fort de « consommateurs » dans ces associations.
° Les producteurs eux aussi sont de plain-pied dans l’économie réelle. Par producteurs, on n’entend pas seulement les directeurs, mais aussi les travailleurs. Il faut donc un groupe de « producteurs » à plusieurs niveaux dans les associations.
° Le « secteur des services » joue un rôle de plus en plus important de nos jours. Il faut donc aussi des représentants de ce groupe dans les associations.
° Dans le « commerce », on a une très bonne connaissance des différents mouvements de matières premières et de marchandises, ainsi que de leurs prix. Donc, il faut aussi des représentants de ce groupe dans les associations. (Idéalement, les commerçants devraient se considérer comme des prestataires de services entre producteurs et consommateurs.)
° De plus, il faudrait aussi que dans ces associations collaborent des représentants de l’extraction de matières premières, de l’agriculture et de la culture, de façon à garantir que ces « sources de terre et de culture » soient protégées et développées sur le long terme.
Il n’y a que ces représentants qui vivent de plain-pied dans la vie concrète qui puissent arriver, ensemble au sein de ces associations, à porter sur la vie économique des jugements objectifs et vivants. C’est dans la vie économique réelle qu’ils forment leurs opinions.
Il devrait y avoir des associations aux niveaux local, régional, national et international. A tous ces niveaux, les associations peuvent formuler concrètement des analyses économiques objectives, à partir desquelles elles pourraient réévaluer les flux de marchandises, les prix, les besoins en main-d’œuvre et tant d’autres choses encore.
On pourrait ainsi organiser une « économie associative des besoins », qui serait au service de l’homme et de la nature alors que l’actuelle « économie financière libre » ruine de plus en plus l’économie réelle, l’homme et la nature. (Il suffit qu’on confie du capital, qui n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un « droit », au « marché libre » pour qu’apparaissent les pires dévoiements. Mais j’y reviendrai dans la seconde partie de ce livre.)
Pour moi, l’économie associative, ce n’est pas une théorie. Partout où des gens travaillent aujourd’hui en association, on en voit déjà les fruits. Les exemples les plus convaincants, d’après moi, sont toujours ceux où on retrouve une association entre les agriculteurs, les consommateurs, les artisans, les commerçants et la culture. Pendant des années, j’ai pu participer à des projets de ce type.
Un développement régional qui s’appuie sur des initiatives porteuses d’avenir
Pour arriver à un développement régional durable, il faudra que le plus grand nombre possible de citoyens, d’entreprises, de créateurs culturels, d’organisations et d’administrations se retrouvent ensemble pour établir un dialogue. Aujourd’hui, les ateliers dits « d’avenir » avec leurs encadrements compétents ont fait leurs preuves.
Des questions comme : « Que pensez-vous que notre région doive devenir demain ? » ou bien « Que pensez-vous que la région doive nous offrir en terme de qualité de vie, y compris pour les générations à venir ? » permettront à tout le monde de se sentir concerné. Pour introduire ce débat, les contributions seront d’autant plus stimulantes qu’elles s’appuieront sur des actions exemplaires menées dans d’autres régions. Dans un deuxième temps, on collectera les souhaits exprimés à propos de l’avenir par tous les participants et on les exposera à tout le monde.
En même temps, les groupes de travail seront invités à un premier remue-méninges qui abordera sous forme de recommandations les différents thèmes suivants : travail ayant du sens, vie et habitat sains, milieu naturel, énergie, formation, santé, agriculture, culture, intergénérationnel, etc. Ces groupes seront recomposés plusieurs fois de sorte que chacun puisse percevoir le contexte global à partir de perspectives différentes. Et on finira par une nouvelle présentation générale pour tout le monde.
Finalement on constituera sur les thèmes les plus divers des groupes spécialisés qui approfondiront leur thème avant la prochaine rencontre des ateliers d’avenir pour pouvoir en faire une nouvelle présentation à cette occasion.
Ces ateliers d’avenir devront être de vrais événements culturels qui proposeront une nourriture saine et de petites interventions culturelles ; ils pourraient se dérouler en soirée ou, mieux encore, en week-end, et se répéter à intervalles réguliers.
A chaque fois, le processus général devrait être consigné dans un cahier de la façon la plus facile d’accès, même pour ceux qui n’auraient pas été présents.
Au départ, les débats au sein de la population seront restreints. Mais si ce processus est bien mené, ils draineront de plus en plus de gens. Au bout du compte, il se dégagera une véritable « atmosphère de renouveau » qui sera perceptible pour de plus en plus de gens. Nous n’avons pas à nous laisser abattre par les éternels sceptiques. Au fond, si le monde a toujours été de l’avant, c’est bien du fait d’idéalistes pratiques.
Une aide au développement décentralisée pour régler les problèmes globaux
Afrique. Nous traversons des paysages de steppes. Ici, auparavant, quand le sol contenait encore de l’humus, on cultivait du coton pour le marché mondial. Maintenant, il ne reste plus que quelques touffes d’herbe sèche, des buissons dénudés et quelques rares arbres à l’air déplumé ; au milieu de tout cela, quelques chèvres gardées par deux enfants qui n’ont que la peau sur les os et qui cherchent de l’ombre sous les dernières feuilles. On voit partout de profondes ornières, qu’on appelle ici des gillis. Ce sont les pluies, rares mais violentes, qui ont laissé ces ornières. Le sol dur n’a pas pu absorber l’eau qui s’est mise à dévaler rapidement ces terres peu profondes et s’est enfoncé sur plusieurs mètres. Tous les ans, maintenant, du fait de ces crues brèves mais relativement importantes, les gens qui vivent plus loin en aval du lit habituellement sec de la rivière risquent de perdre tout leur bien ou même de mourir… Deux kilomètres plus loin, nous découvrons dans une poussière brûlante qui s’envole en tourbillonnant des huttes basses en terre glaise et tôle ondulée. La plupart paraissent abandonnées. A côté, une épave de camion sans roues sous laquelle quelques poules cherchent de l’ombre. Quelques femmes au teint mat sortent de deux huttes. Où sont donc les autres ? Dans le bidonville de la grande ville ? Partis dans le désert ? Peut-être sont-ils perdus en Méditerranée sur un rafiot plein à craquer qui dérive vers l’Europe ?...
Notre politique de développement à l’égard des pays en développement porte aussi une part de responsabilité dans la destruction de l’environnement, l’épuisement des sols, la raréfaction de l’eau, la faim, les systèmes d’oppression et l’exploitation économique. Il y a eu en permanence des tentatives pour transplanter dans d’autres cultures les modes de travail et de pensée occidentaux comme l’agrochimie, la centralisation ou l’économie financiarisée ; mais les modes de travail et de pensée qu’il serait pertinent de transplanter, à savoir l’agriculture écologique, la décentralisation et l’économie associative, sont à l’opposé de ceux-ci.
C’est nous, les riches, qui avons gagné (dans un premier temps). Entre les ressources renouvelables et bon marché et les richesses minières, nos bénéfices sont multipliés plusieurs fois par rapport à nos engagements dans ce type d’aide au développement.
Comme toute activité a deux faces dont les effets réciproques ne sont limités que dans le temps, notre tour est venu maintenant de découvrir les effets des relations d’exploiteurs à exploités que nous avons organisées avec les pays en développement. Pression à l’émigration pour des gens pauvres et déracinés, risques croissants de terreur avec augmentation du contrôle des données personnelles, changement climatique, nouvelles maladies etc.
Que signifient dans le cadre de l’aide au développement les concepts d’agriculture écologique, de décentralisation et de commerce associatif ? Tout d’abord : « Aider l’autre à recourir à ses propres moyens dans une région ou un village donné en gardant un œil sur le développement de l’homme et de la nature. » De notre point de vue, dans ce domaine, tout intérêt personnel est banni. Eventuellement, nous pourrons profiter à long terme d’une moindre pression sur les rapports globaux économiques, sociaux et écologiques.
Cela signifie aider localement à rétablir la fertilité (humus) pour redonner un espace vital aux plantes, aux animaux et aux hommes. Le sol devrait recommencer à stocker de l’eau sans que cela ne provoque en même temps des crues ou des typhons. En même temps, c’est aussi renoncer à l’agrochimie, aux organismes génétiquement modifiés et aux machines. La diversité dans les plantes cultivées et les espèces animales contribue à la création d’ « organismes agricoles » sains. La simple transformation des différents produits de la nature satisfera la plupart des besoins fondamentaux. Si besoin, on pourra même introduire une monnaie locale. Ainsi, la population rurale retrouvera du travail, de la nourriture et une nouvelle conscience de soi.
Les produits excédentaires pourront être vendus à la ville la plus proche pour satisfaire d’autres besoins en échange. Ainsi, les gens qui s’entassent dans des villes surpeuplées pourraient retourner à la campagne, ce qui les libérerait d’une certaine dépendance vis-à-vis des « couches supérieures », plus avides de profits. Les expériences faites localement pourront être transmises à d’autres régions dans de simples « écoles de campagne ». Dieu merci, l’idée se répand de soutenir des processus locaux de ce genre.
Dans les villes aussi, on pourrait soutenir de petits projets locaux à visée sociale, économique et culturelle. Il faudrait même associer aussi souvent que possible ces « projets urbains » à des « projets ruraux ».
Un pays occidental qui multiplierait pour de tels projets d’avenir l’enveloppe consacrée à son budget de développement n’a aucune crainte à avoir d’agressions extérieures. Sa propre armée deviendrait superflue et il pourrait mettre de plus en plus de gens et d’argent à la disposition du développement.
… Nous continuâmes notre route à travers cette région aride et dévastée. Puis nous nous approchâmes d’un ilot de verdure au milieu de ce paysage qui s’était transformé en désert…
Des années plus tard, je rends visite à mon maître en « double-digging », Robert Mazibuko, que je ne connais que par ses lettres et ses photos. Plein de fierté et d’énergie du haut de ses 86 ans, il nous montre son jardin luxuriant, qui nourrit son clan et son petit village. Son coin de paradis est plein de papayes, de fruitiers et de différentes variétés de légumes. L’exubérance des couleurs et des odeurs est indescriptible. Mazibuko raconte qu’il n’irrigue presque pas, si ce n’est au moment du démarrage des plantes. Il a développé la technique du double-digging il y a de nombreuses années. Cette technique, je l’avais apprise moi-même à la sueur de mon front des années plus tôt à l’Emerson College, en Angleterre, lors de ma formation d’auxiliaire de développement biodynamique. Dans cette technique, le sol est creusé d’une plate-bande de 90 cm de profondeur, la terre du dessus est mise d’un côté, la terre du dessous, de l’autre. Puis on remplit le fond de toute espèce de bout de bois, vieux troncs d’arbre, vieilles planches, caisses de bois etc. Puis on remet une couche sur laquelle on ajoute des restes organiques grossiers comme des petites branches, des cartons etc. Encore un peu de terre végétale pour compléter l’inoculation de bactéries. De nouveau, de la terre du dessous et d’autres matériaux organiques par-dessus, on peut même y mettre de vieux tissus en coton. On répète cela plusieurs fois et on finit par une partie de terre végétale, qu’on mélangera, si possible, entre les deux, à un peu de fumier ou de compost. Enfin, on recouvre le tout du reste de la couche supérieure. Ces nouvelles plates-bandes font maintenant saillie 60 à 90 cm au-dessus du sol et sont recouvertes si possible jusqu’aux prochaines pluies. Si on installe ces plates-bandes parallèlement à la pente du terrain et à une distance de 3 m par exemple, l’eau qui va couler pendant les pluies entre les plates-bandes va s’infiltrer et se stocker. Elles agissent comme une éponge géante qui peut stocker l’eau sur une année entière. En bordure de ces plates-bandes, on plante en hauteur des fruitiers, pour l’ombre. Dans les plates-bandes, on plante la première année des légumineuses comme des haricots pour enrichir en azote et, les années suivantes, toutes sortes de légumes. Maintenant, on ajoute une plate-bande tous les ans. Après une quinzaine d’années, on peut recommencer la procédure… C’est une base de travail, un tout nouveau mode d’existence pour de plus en plus de gens…
Robert Mazibuko a également greffé et transplanté je ne sais combien d’arbres. Il a fondé le Africa-Tree-Center et il a passé des dizaines d’années à diffuser ses techniques organiques dans toute l’Afrique.