La loi sociale principale

Il y a beaucoup de codes de conduite sociaux ou religieux. Ils sont toutefois souvent moralisants et ne laissent pas forcément libre.
C’est en ces termes laissant totalement libre que Rudolf Steiner, ce réformateur du début du 20e siècle, a formulé la loi dite « sociale principale ». Conformément au sens :
« Plus un individu se soucie avec intérêt de ses semblables et, avec gratitude, laisse satisfaire ses besoins par ses semblables, d'autant mieux va une société!
Et inversement :
« Moins un individu se soucie avec intérêt de ses semblables et, avec gratitude, laisse ses besoins satisfaire par ses semblables, plus mal cela va à une société !

 

Il n’y a là pas de ou bien… ou bien. Ces deux expressions « Plus..., mieux… » ou « Moins… plus mal… », chacun peut se déterminer libre dans la vie sociale et s’investir dans la société avec une nouvelle conscience, s’il en a envie.
De ce qui vient d'être décrit maintenant sera sûrement clair que le retour à l’autosuffisance ne représente pas une solution, même si ce souhait  est compréhensible au diktat que nous imposent aujourd’hui la politique et la finance. Avec toutes les nécessités de la vie l’autosuffisance est impossible aujourd'hui ; et la tentative de retour à cette situation serait tout à fait antisociale aux exigences actuelles.
Certes, pour ce qui est de gagner de l’argent, nous sommes encore tous nos propres prestataires. On travaille pour le revenu propre sans être au clair sur ce que, du fait de la division globale du travail, c’est presque toute l'humanité qui a collaborée à mon revenu. Qu'éventuellement je m'en sorte mieux que d’autres, cela n’a pas absolument à voir avec mon travail.


Centralisation – décentralisation
La centralisation se justifie jusqu’à un certain point. L’humanité s’est rapprochée et il y a  beaucoup d’échanges culturels. De l’autosuffisance en passant par l’économie villageoise, puis régionale et nationale, nous sommes arrivés au stade d’une économie mondialisée  qui nous épargne de grandes quantités de travail du fait de la rationalisation des processus de production. Deux facteurs expliquent cela : l’intensification de l’exploitation du pétrole et la croissance des moyens en capitaux.
Mais la centralisation et la croissance économique mondiale qui en découle ont manifestement dépassé leurs limites ! Les dommages irréparables faits à la nature et aux structures sociales augmentent sans cesse. Et pourtant, la centralisation poursuit son avancée inexorable, avec son corollaire, la destruction de structures sociales qui ont fait leurs preuves. Les entreprises multinationales s’agrandissent à coups de « rachats hostiles » de plus petites entreprises. Les centres commerciaux et l’offre qu’ils proposent s’uniformisent à l’échelle planétaire. On centralise de plus en plus les services administratifs, les écoles, l’industrie, les offres de loisirs, les services aux personnes âgées, la prise en charge des malades etc.. Les banlieues et les petits villages deviennent des cités-dortoirs. Et les « traités de libre échange » ne vont faire que renforcer cette tendance négative !
Pour tout centre, évidemment, la centralisation revêt un sens économique. Mais qui paie la monstrueuse infrastructure que celle-ci nécessite ? Et les énormes services de navette qui l’accompagnent ? Et la désertification sociale avec ses conséquences désastreuses ? Qui supportera les coûts des atteintes aux paysages et à l’environnement ?
La politique agricole elle aussi se préoccupe de centralisation, mais en même temps, elle laisse mourir les petits paysans. Leurs terres tombent de plus en plus dans l’escarcelle d’entreprises de plus en plus grandes, qui recourent essentiellement à la chimie pour cultiver la terre. C’est la diversité sociale et écologique qui est en train de disparaître.
De même, la puissance se concentre de plus en plus en politique et dans l’économie monétaire. Pour ces forces qui tendent à la centralisation, l’homme et la nature sont ravalés au rang d’objets. C’est en toute connaissance de cause que je parle ici de « forces qui tendent à la centralisation » plutôt que d’instigateurs humains. Evidemment, tous ces changements négatifs sont concrétisés par des gens égoïstes, ou à tout le moins inconscients, mais tous ces gens sont rien moins qu’interchangeables avec d’autres qui ont la même mentalité. Ces « forces négatives qui tendent à la centralisation », nous les nourrissons tous par nos manières d’agir et nos pensées creuses. Par exemple, notre tendance à acheter « bon marché » et sans conscience aux producteurs « nourrit » de plus en plus ces forces qui tendent à la centralisation.
La décentralisation est une nécessité de tout premier ordre pour renverser la vapeur ! L’habitat doit être ramené à un niveau soit local soit régional et réorganisé, tout comme le travail, le social, l’école, l’approvisionnement de tous les besoins, le temps libre etc. On réduirait ainsi les temps de déplacement, la désertification sociale et les consommations d’énergie, de matières premières et de terres agricoles. Une nouvelle structure économique organisée sur ces bases peut avoir des effets en retour positifs sur la structure de la société. Seule la décentralisation permettra le passage d’une culture de la consommation égoïste à une société de culture et de services plus simple, mais aussi plus proche de la nature et de l'être humain.


« De quoi as-tu vraiment besoin ? »

En réalité, il n’y a pratiquement pas de question plus humaine, et en même temps plus économique, que celle-ci : « De quoi as-tu vraiment besoin ? » Poser cette question intime à un autre humain est ce dont il s'agit. Nous ne savons que trop de quoi nous pensons avoir besoin. Ou bien serait-il plus juste de dire « ce que nous pensons désirer » ? Cette façon d’être toujours recroquevillé sur soi-même sans prendre en compte les besoins des autres vide notre âme de tout contenu ; elle n’est rien d’autre que le reflet de l’économie mondiale. Une scission entre les êtres humains devient de plus en plus nette, tant au plan local qu’au plan global. La lutte « de chacun contre chacun » ne cesse de gagner du terrain. Chacun est maintenant de plus en plus seul. Tout le monde y perd en qualité de vie.
Donc, si maintenant je demande : « De quoi as-tu vraiment besoin ? », la plupart des êtres humains, les hommes surtout, sont très agacés. Nous ne sommes pas habitués à ce qu’on nous pose cette question. Dans le cercle des proches comme au sein de la famille, cela n’arrive que très rarement. Mais si je répète la question en montrant un véritable intérêt humain, j’entends toujours des choses étonnantes : je n’entends pas d’envie de plus de nourriture, d’une plus grande maison, de plus beaux habits, d’un voyage aux antipodes, d’une plus grosse voiture ou de plus d’argent. Non, à cette question intime, je n’entends aucune réponse sur des objets concrets. Que me répond-on, alors ? J’entends parler de soif de reconnaissance, d’aspirations à l’amour et à l’harmonie, de désir de réconciliation avec ses parents, ses enfants, ses voisins, ses collègues ; puis de réconciliation avec soi-même, d’un désir de plénitude intérieure ; puis j’entends parler de santé, d’un environnement sain, d’une nature saine ; et j’entends parler aussi d’un désir de créativité qui passerait par un travail plein de sens.
Si maintenant cependant les besoins intérieurs sont plus importants que les externes, ne serait-il pas judicieux de modifier aussi nos priorités dans l’organisation de l’économie ? N’est-il pas intéressant que les remises en question profondes montrent que ce sont les infinies ressources des domaines social et spirituel qui répondent aux besoins les plus profonds, bien plus que les choses matérielles qui touchent à leur fin puisqu’elles proviennent de ressources finies ?
C’est cet éclairage-là qui devrait nous montrer nos besoins fondamentaux. J’écris ici sans ambiguïté de nos besoins fondamentaux et non de mes besoins fondamentaux. Car comment est-il possible de garantir mon besoin fondamental en matière de paix et de sécurité si, quand je m’offre mes besoins fondamentaux, à savoir une nourriture copieuse et bon marché, aux dépens de la nature et d’autres êtres humains ? Autrement dit, si je satisfais mes besoins aux dépens de la nature et d'autres êtres humains, je subirai nécessairement en retour des effets négatifs et hostiles.
Ceux qui ont une éducation religieuse connaissent sans doute le « Notre Père ». Il y est dit : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Dans la prière, tout est demandé pour « nous ».  Donc l’envie de satisfaire mes propres besoins fondamentaux devrait toujours inclure également la satisfaction des besoins fondamentaux de mes semblables, où qu’ils vivent sur la Terre. A quelle distance de cet idéal chrétien sommes-nous arrivés aujourd’hui ?
La satisfaction durable des besoins fondamentaux de tous les êtres humains suppose une réorganisation de tous les domaines de la vie ; une transformation de notre actuelle économie de consommation et de finances avec ses conséquences —  lutte pour la survie, gaspillage, pouvoir, exploitation — en une économie axée sur les besoins, durable, sociale, culturelle et écologique est  „not-wendig“ (NDT: l'auteur fait un jeu de mots en découpant le mot "nécessaire" en "besoin" et " générateur de changement de direction")

Créer de l’ordre

En tant qu’entrepreneur conscient de ses responsabilités et prévoyant, j’investis toujours dans l’entretien et le développement de moyens de production (bâtiments, machines etc.) qui me permettront de continuer à produire demain. Je me préoccupe également du bien-être des collaborateurs avec qui je travaille et de celui de leur famille, ainsi que de leur possibilité d’accéder à la formation permanente car je ne pourrai faire face aux défis de demain qu’avec une équipe professionnelle et très motivée.
Ce sens de l’anticipation semble s'évaporer de plus en plus à mesure que les structures et les pays s’agrandissent. A l’échelle mondiale, la responsabilité anticipative semble quasi inexistante. A part certaines déclarations politiques du bout des lèvres et quelques initiatives isolées, de la part d’ONG par exemple, il semble n’y avoir aucun engagement, ni pour entretenir la nature, notre base à tous, ni pour le développement de la culture pour chaque citoyen de la planète.
Tout est subordonné au profit à court terme. Même nos systèmes politiques et juridiques servent de plus en plus ce système économique néolibéral qui dévore tout au lieu de défendre résolument l’évolution humaine naturelle.

 

Aussi l’éducation et la culture sont de plus en plus soumises à la tutelle de l’économie et de l’Etat. Là, on peut de moins en moins parler de liberte. A l’école en particulier, les capacités pratiques, artistiques et sociales de nos enfants dégénèrent.
La décartellisation de l’Etat (avec son système de droit), de la culture (avec le système de formation) et de l’économie est plus urgente que jamais pour créer réellement egalite, liberte et fraternite.
° Réaliser pas à pas l’egalite : les gouvernements élus démocratiquement avec les systèmes de droits devraient se retirer pas à pas de la culture et de la formation pour leur permettre de se développer librement. Il en va de même pour le retrait de la vie économique afin qu’elle puisse se développer fraternellement. C’est la seule manière qu’ont les Etats avec leurs systèmes de droits pour s'investir en toute indépendance pour l’egalite des êtres humains et, là où c’est nécessaire, intervenir protecteur dans le sens des Droits de l’Homme. Le moyen de droit « monnaie » reviendrait totalement sous la coupe de l’Etat avec l’aide de banques nationales déprivatisées. Il faudrait ajouter aux pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif, un quatrième pouvoir, indépendant de l’Etat, la « Monetative » (organe de contrôle sur la monnaie). Cette « Monetative » aurait pour tâche la création de monnaie et sa régulation en quantité et en flux, de sorte que celle-ci retrouve sa fonction de « servante » de notre économie réelle, et donc d’un développement économique positif. Il faudrait interdire aux banques privées la création de monnaie et la spéculation via la monnaie scripturale. (Dans la deuxième partie de ce livre, nous aborderons plus dans le détail le « contrôle de la monnaie ».) L’Etat devrait aussi libérer les média du pouvoir financier et de la manipulation de façon à rendre possible un échange objectif et émancipé avec tout citoyen. Les partis politiques devraient se concentrer sur cette attribution principale de l’Etat qui consiste à garantir le droit plutôt que de continuer à assister servilement les marchés financiers ou à mettre le bazar dans la formation.

° Réaliser pas à pas la liberte: le système de la culture et de la formation devraient être libérées de la tutelle de l’Etat et de l’économie. Ce sont des comités librement élus parmi les élèves, les étudiants, les parents, les formateurs et les usagers de la culture qui seraient le plus susceptibles de décider librement ce que l’on favorise, de quelle manière, quand et où, dans le domaine de la culture et de la formation pour le développement de l’homme et de la nature. On pourrait envisager par exemple de distribuer des bons d’achat de formation pour garantir la liberté du choix de l’école et de la formation permanente. Je mettrais aussi dans le registre de la culture la protection de la nature et l’agriculture. La terre et la culture devraient pouvoir se développer à l’abri des pressions de l’économie et de l’Etat. Nature et culture sont les fondements vivants et immatériels de toute notre existence. Nos parcours éducatifs et notre vie culturelle, de plus en plus intellectuels, coupés du réel et inféodés au commerce doivent pouvoir se relier en toute liberté à la nature et à sa mise en culture. Il faudrait imposer une libération de la culture et de la formation, pour rendre à l’homme et à la nature des possibilités de développement. Beaucoup de gens pourraient alterner entre les rôles de formateurs et d’apprenants dans le domaine de la culture. La qualité du développement économique et social repose sur une évaluation de nos actions culturelles et des capacités de développement humain. Même si le développement de la nature et de la culture nécessite des aides financières conséquentes, elles ne devraient jamais devenir des objets économiques ou politiques. Pour un développement libre de la culture et de la formation, il est aussi nécessaire de « libérer » les medias de l’Etat et de l’économie.
° Réaliser pas à pas la fraternite : la vie économique doit adopter un rôle de serviteur fraternel. Les avancées de la division du travail ont donné naissance à des richesses, à des possibilités énormes. Y ont contribué depuis des générations tant le développement social, celui de la culture et de la formation que les cadeaux de la nature. Les bénéfices de ce développement doivent revenir à ses fondements, à savoir l’homme et la nature, pour qu’ils puissent à l’avenir être préservés et cultivés. C’est pourquoi il est urgent de mettre un terme à cette dérive vers les marchés spéculatifs improductifs et nuisibles à la vie. A tous les niveaux, il faut créer des conseils économiques ou des associations de producteurs, de commerçants, de consommateurs et de prestataires de services qui puissent tous ensemble donner une impulsion concrète qui irait dans le sens d’une économie fraternelle. Ces comités recommanderaient des prix indicatifs mesurés, qui permettraient à tous les participants de vivre dans la dignité. Comme c’est le domaine économique qui a compétence en matière de production et de satisfaction des besoins des consommateurs, c’est ce même domaine qui aura pour tâche de subvenir aux besoins de la formation, de la culture et de la protection de la nature en partant d’un point de vue purement économique, et de répartir l’ensemble des activités qui en découlent sur le maximum de personnes. Il ne peut plus être question que les chômeurs soient égoïstement confiés aux bons soins de l’Etat. Nous voyons par là qu’il y a des choses à faire pour assainir notre système occidental. Mais c’est le cas aussi dans d’autres régions.

 

Pour bien comprendre la problématique des contextes globaux en relation aux idéaux si peu compris de liberté (culture, formation, religion), d’égalité (Etat, droit) et de fraternité (économie), on me permettra d’attirer l’attention sur les différents déséquilibres qui caractérisent les systèmes de pouvoir dans le monde.

Dans le système capitaliste, c’est l’économie qui règne en maître. Ni la culture ni la formation ne peuvent se développer « librement » ; quant à l’Etat, il ne peut pas s’engager pour l’ « égalité » de tous les citoyens. C’est pourquoi une économie « fraternelle » est impossible.
Dans le communisme, l’Etat est maître de tout. La culture, la formation et la religion ne peuvent pas se développer « librement » et, du fait de ce diktat, une économie « fraternelle » est impossible. C’est ce qui fait qu’un « Droit » indépendant est impossible dans ce système.
Dans les Etats islamiques, c’est la religion qui est maître de tout. Le droit ne peut donc pas s’engager pour l’ « égalité » de tous les citoyens et une économie « fraternelle » est impossible du fait de ce diktat. C’est pourquoi le « libre » développement de la culture, de la formation et de la religion est impossible dans ces Etats.
Autrement dit, nous ne sommes pas les seuls, à l’Ouest, à devoir faire face à ces déséquilibres. De plus, chacun de ces systèmes déséquilibrés regarde tous les autres à partir de son propre angle de vision. Si bien que les perceptions fausses ne font que se multiplier. C’est dangereux !
Comme la réorganisation sociale des trois domaines de vie que sont la liberté (culture, formation, religion), l’égalité (Etat, droit) et la fraternité (économie) ne peut pas seulement venir « d’en-haut », elle doit procéder de la population, ce qui veut dire que cette réorganisation doit devenir une pratique de vie consciente pour le plus de gens possible. Tout individu peut contribuer à la formation libre, au développement libre de la culture, à l’égalité des droits entre voisins, à des services et à des prix fraternels et équitables. L’organisation sociale future dépend de ces contributions personnelles et de la plus large diffusion de ces principes fondamentaux.